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Tunisie : Dirigeants bien élus et mal reçus

La Tunisie s’en sortira-elle sans des sacrifices consentis par tous ? La Tunisie, un peuple en quête d’élite et  une élite en quête de son propre peuple. Entre gouvernants et gouvernés le courant ne passe pas. Le régime autoritaire a disparu, le régime démocratique est dans l’impasse. 

Par Mehdi Jendoubi *

Les idées et les décisions les plus pertinentes développées par le pouvoir et par plusieurs de nos économistes, doivent être acceptées par les citoyens et leurs représentants pour passer de l’état de proposition à l’état de réalisation. Qui est en mesure de le faire?

Les détenteurs de l’autorité publique, même bien élus, n’ont pas la force suffisante de convaincre, ni celle de décider et d’agir. Les économistes évoquent à plusieurs reprises dans leurs interventions l’environnement social et politique de toute décision économique et le niveau de contestation de la société tunisienne qui retarde ou bloque toute réforme.

Les élus n’ont pas une image positive dans l’opinion publique. 

Restaurer la confiance entre décideurs et citoyens

Pourquoi les différentes équipes de responsables qui ont dirigé la Tunisie depuis 2011 au-delà de leurs itinéraires politiques et de leurs références idéologiques, se trouvent-elles si désarmées face à une telle résistance? Eux pourtant à qui nous confions par le vote la responsabilité de nous représenter et de nous diriger?

J’ai entendu plusieurs économistes et politologues tunisiens parler publiquement, de la nécessité de restaurer la confiance entre décideurs et citoyens, mais comment le faire ?

Nous avons cru naïvement qu’un pouvoir élu et des institutions légitimes donneraient aux détenteurs du pouvoir la force d’agir et d’être écoutés et suivis par les citoyens qui les ont mis aux commandes par voie électorale. Certains reposent la question du système politique instauré par la constitution de 2014 ou le mode de scrutin, qui serait la cause d’un effritement de l’autorité.

D’autres pistes sont à explorer du côté de la sociologie politique et de la culture : comment le citoyen perçoit-il le détenteur de l’autorité publique? La légitimité institutionnelle découlant des élections s’avère insuffisante en temps de crise, elle doit s’accompagner d’une légitimité symbolique aux sources multiples : charisme, esprit de sacrifice, assise régionale et tribale, militantisme partisan ou associatif, autorité scientifique, morale ou religieuse.

Le président Caïd Essebsi n’a pas fait le «sacrifice» symbolique de ne pas cautionner son fils. 

Le sacrifice comme source de légitimité

Je voudrais m’arrêter au sacrifice comme source de légitimité qui manque à l’équipe dirigeante actuelle, issue des élections de 2014.

Bourguiba a dirigé la Tunisie durant trois décennies en invoquant le sacrifice consenti durant la lutte nationale. La «troïka» (ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr) a accédé au pouvoir en 2011 par le sacrifice des luttes menées contre l’ancien régime, crédit mis à mal par la polémique populaire sur la question des compensations perçues par une partie de la population comme une rémunération matérielle qui gâche le don du sacrifice symbolique.

Les dirigeants actuels issus des élections de 2014, bien élus et légitimes sur le plan institutionnel, n’ont à aucun moment convaincu la population de leur esprit de sacrifice.

Le président de la république, qui est le pilier du système actuel, a sous-estimé, a notre humble avis, la valeur politique du sacrifice personnel qu’il devait faire en répondant positivement aux critiques qui ont jalonné les étapes de l’ascension politique de son propre fils, devenu, quelques mois après les élections de 2014, le principal dirigeant de Nidaa Tounes, premier parti du pays. Son credo «La patrie avant le parti» a perdu de son brillant, dans un pays à peine remis d’une révolution où le nom d’une famille de l’ancien régime a été scandé comme responsable de plusieurs dérives de l’ancien régime.

Le charisme du président, sa compétence politique et sa brillante rhétorique publique auraient été multipliés, s’il avait pris la décision, injuste peut-être, mais combien chargée symboliquement de séparer parti et famille.

Le gouvernement demande des sacrifices au peuple, mais il n’en fait pas.

C’était le premier «sacrifice» symbolique à offrir au lendemain des élections de 2014, à un peuple en attente d’un leader pour qui seul l’intérêt général doit primer. C’est le contraire qui a été fait par sa présence au congrès de Sousse boycotté par une partie des dirigeants fondateurs et cette photo, combien symbolique et destructrice de l’image de marque, du père à la tribune cautionnant le fils. Le papa a gagné et l’Etat en a souffert.

Comment convaincre les gens de plus de sacrifices ?

Sur le plan gouvernemental, l’esprit de sacrifice a fait défaut car le train de vie de l’Etat et ses dépenses ne figurent pas dans la panoplie des réformes ou du moins n’est pas suffisamment visible ou convaincant. Tout en menant une politique qui demande aux citoyens d’accepter des sacrifices tels que limitation de la hausse des salaires, élévation de l’âge de la retraite, hausse des prix, et bien d’autres réformes dites «douloureuses et nécessaires», le gouvernement se soustrait lui-même des sacrifices à consentir.

Cette absence d’esprit de sacrifice ne concerne pas uniquement les élus et les responsables. C’est un état d’esprit généralisé : les riches et les moins riches ne payent pas leurs impôts, les corporations de médecins, d’avocats et bien d’autres font de la résistance à toute réforme fiscale et la catégorie supérieure de fonctionnaires est rebelle à tout sacrifice.

Comment convaincre les gens de plus de sacrifices, quand ceux qui initient les plans douloureux sont perçus, même à tort comme des nantis qui demandent aux autres ce qu’ils ne s’administrent pas à eux-mêmes? Comment obtenir la confiance quand la légitimité institutionnelle est objectivement insuffisante à une époque où la Tunisie ne vit pas seulement une crise politique ou économique mais une crise totale : sociologique et culturelle.

Les solutions institutionnelles et techniques sont insuffisantes. Les sacrifices conséquents, qu’ils soient symboliques ou matériels doivent être perçus par tout le monde comme équitables, sinon c’est un marché de dupes que l’instinct populaire démasquera et y fera face par la résistance, l’ironie, ou pire encore par l’indifférence, le doute et le scepticisme généralisé. Sacrifice bien ordonné commence par soi-même.

Nous avons des dirigeants bien élus, mais mal reçus. Les élites dirigeantes successives issues du fonctionnement des institutions depuis 2011 n’ont ni convaincu les esprits, ni ravi les cœurs. Entre gouvernants et gouvernés le courant ne passe pas. Le régime autoritaire a disparu, le régime démocratique est dans l’impasse. La Tunisie : un peuple en quête d’élite, mais peut-être surtout une élite en quête de son propre peuple.

* Universitaire.

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