On ne peut comprendre les soubassements et les conséquences de la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine sans une immersion dans l’histoire de l’Europe centrale et de l’est où les Slaves, pris en tenaille entre des empires expansionnistes et des Etats puissants, ont joué un rôle primordial. Et il ressort de cette analyse géo-historique que l’idée d’Europe (ou d’Occident), dans sa complexité, est une construction purement idéologique.
Par Dr Mounir Hanablia
Les Slaves sont ces populations originaires de la région comprise entre la Baltique, l’Elbe et l’Oder, partageant une même langue d’origine, dont certaines, comme les Serbes des rives de la Wieser, ou les Croates de l’Elbe, soumises à la poussée des Francs, ont émigré au VIIe siècle jusqu’à l’Adriatique où elles ont été installées par l’Empereur Byzantin Héraclius, pour former les Slaves du Sud.
Une histoire tumultueuse
La poussée des Francs vers l’Est allait se briser sur ces derniers, ainsi que et surtout sur les Bulgares, ce peuple turc originaire de la Volga venu s’installer dans l’empire Byzantin au sud du cours inférieur du Danube, pour se mêler aux Slaves de la mer Noire, et former un Etat; en Bulgarie un tel sujet est toujours tabou. Mais les Croates allaient s’intégrer à la Hongrie alors que les Serbes, farouchement indépendants, après plusieurs guerres avec les Bulgares et les Byzantins, seraient occupés pendant environ quatre siècles par les Turcs ottomans.
Les Slaves du Nord ont eux constitué l’Empire Morave au IXe siècle qui avait adopté (avec l’accord du Pape) l’écriture cyrillique et glagolitique inventée par les moines Cyrille et Méthode, ainsi que le slavon, cette langue liturgique en provenance de Macédoine du Nord.
L’empire Morave, entre les cours supérieurs de l’Oder, de la Vistule,du Dniestr, les Carpathes et les Alpes de Carinthie, avait supplanté celui des Avars, ce peuple d’origine asiatique, avant de voir Polonais, Tchèques et Slovaques s’individualiser et se séparer sous l’effet des luttes intestines et de l’action conjuguée du Saint Empire Romain Germanique, de la Papauté, mais aussi de Byzance, et des nouveaux venus en Europe, les Hongrois.
Les Slaves de l’Est, ou Rus, iront sous l’influence des Vikings venus de Suède, former un ensemble de cités états dont Kiev, la plus importante, sera détruite par les Mongols au XIIIe siècle, mais constituera néanmoins la référence historique dont Moscou s’inspirera pour former l’Etat puis l’Empire Rus, ou Russe.
L’idée de l’Europe
On a l’habitude de considérer en Europe Occidentale qu’après l’occupation mongole, la Russie n’était plus exactement européenne, contrairement à l’Autriche germanique en dépit de sa fusion (institutionnelle) avec un peuple asiatique, les Hongrois.
Quoiqu’il en soit, les Rois de Bohème (tchèques) en tant qu’électeurs du Saint Empire Romain Germanique interviendront dans la querelle des investitures entre le pape et l’empereur germanique, au XIe siècle, à l’origine des revendications des Clercs et des Nobles anglais contre l’absolutisme royal, que beaucoup considèrent comme étant aux fondements de la séparation des pouvoirs, de la laïcité, du parlement et de la démocratie moderne. Il y aura même un Roi de Bohême qui, aveugle, se retrouvera à participer à la bataille de Poitiers entre Anglais et Français durant la guerre de Cent Ans. Et le réformateur religieux tchèque Jean Hus au XVe siècle, qui finira sur le bûcher, précédera d’environ un siècle Martin Luther et la Réforme Protestante.
Enfin avec l’intervention polonaise en Moscovie au «temps des troubles» et l’incorporation de l’Ukraine dans l’État Polono Lituanien par le pacte de Lublin, puis dans la Moscovie, les graines de l’actuel conflit russo-ukrainien seront semées. Et si l’expansionnisme Suédois finira par se briser sur la Moscovie, l’impéritie du royaume (électif) polonais occupé à se battre contre les Suédois et les Russes, permettra la naissance, en Prusse, terre polonaise, de ce royaume allemand qui lui sera fatal et qui à deux reprises entraînera le monde dans la guerre.
L’impossible Etat slave
Une réflexion de grande portée historique semble se dégager de la lecture de cet ouvrage : un grand État slave en Europe Centrale aurait autant empêché l’émergence d’une Allemagne agressive et expansionniste, qu’une mainmise russe sur les Balkans ou le Danube.
Le démembrement de l’Autriche Hongrie en 1918 (à l’instigation du Tchèque Bénès, des panslavistes serbes et croates du Sud, et de l’Italie) n’allait déjà pas de soi. Celui de la Yougoslavie à l’instigation de l’Allemagne, à partir de 1991, a eu les conséquences que l’on sait et, avec un Etat serbe toujours agressif et traditionnellement aux côtés de la Russie, peut en avoir d’autres.
Quant à la séparation à l’amiable entre Tchèques et Slovaques, elle ne fait que renforcer la domination allemande.
Avec le conflit ukrainien, l’Allemagne réarme, et le parapluie américain déployé sur l’Europe Centrale et Orientale crée en réalité une situation sans précédent historique, qui, on le voit bien, rompt les équilibres établis sur quatre siècles, en reprenant l’opinion (académique, mais qui prévaut en Amérique dans l’immigration est européenne) selon laquelle l’Ukraine est la véritable héritière des peuples de la Rus, et que la Russie de Moscou n’est qu’une puissance étrangère à l’Europe.
Les vieilles exigences géostratégiques de l’Etat russe ne sont désormais plus tolérées par les Européens. Cela reflète-t-il la réalité d’un protectorat américain sur l’Europe? Les Russes en tous cas le pensent. Cela conduit inévitablement à s’interroger sur les critères qui fassent qu’un peuple soit considéré, par lui-même et par les autres nations européennes, comme faisant partie de l’Europe géographique ou politique, pour ne pas dire militaire.
Qu’est-ce qu’être européen ?
Nous autres en Tunisie avons connu 8 siècles d’occupation romaine. La langue latine en Africa était largement utilisée, et le nombre d’évêques catholiques à l’époque du schisme donatiste y était de 82, plus que l’Italie et 2 fois plus qu’en Espagne. Nous avons eu également notre invasion germanique, celle des Vandales, puis l’occupation Byzantine. Nous avons eu l’un des plus grands penseurs de l’Eglise médiévale, Saint Augustin. Malgré cela nous ne sommes pas considérés comme européens simplement parce que nous professons une foi, l’islam, que l’Eglise a considèrée comme une hérésie, et que sur cette question, celle de l’islam, la laïcité ne prévaut toujours pas.
A l’inverse, des pays comme la Géorgie ou l’Arménie, sont intégrés à l’Europe, dont géographiquement ils ne font pas partie, quand ils ne la quittent pas comme l’ont fait les Anglais, qui ont connu l’occupation romaine, les invasions germaniques, la conversion au christianisme, un schisme avec l’Eglise Romaine, et la démocratie parlementaire; pourtant nul n’ accuserait les Anglais (ou les Américains) de ne pas être européens.
En ce sens, l’Histoire des Slaves telle qu’elle est rapportée révèle la complexité de la construction purement idéologique de l’idée d’Europe (ou d’Occident), et de ce qui lui est étranger.
Ce livre, issu d’un historien tchèque, diplômé de la Sorbonne et enseignant à Harvard, est certes autant influencé par son engagement au sein de l’Eglise Catholique. Il n’en est pas moins indispensable pour comprendre la situation présente du continent européen, et essayer de discerner l’avenir du monde.
* Médecin de libre pratique.
* « Les slaves : histoire et civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine », Frantisek Dvornik, éditions du Seuil, Paris, 1970.
Donnez votre avis