Sous l’autorité du parti Ennahdha, la justice tunisienne n’a pas été indépendante, et elle en paie aujourd’hui le prix. Qu’elle eût pu ou non l’être n’est pas la question, du moins actuellement, et rien n’indique qu’elle puisse à l’avenir le devenir, sous l’autorité de Kaïs Saïed, ou de quiconque d’autre que lui. En général, un juge qui s’aperçoit qu’il n’est plus à même d’assumer sa mission au meilleur de ses convictions, le mieux est encore qu’il ait le courage de démissionner, plutôt que de se voir inévitablement démis de ses fonctions.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le président Kaïs Saïed a suscité une nouvelle levée de boucliers, cette fois en démettant de leurs fonctions 57 juges. L’Association des Juges, se référant sans doute au précédent du Watergate, a qualifié cela de massacre judiciaire, mais cette appellation est révélatrice à posteriori de la logique sous-tendant cette décision : le président considère désormais les juges comme partie prenante dans l’affrontement politique qu’il mène, et ses adversaires les voient comme un enjeu.
Évidemment accusé de chercher à imposer sa volonté à la justice, en en faisant une simple courroie de transmission dans la répression de toute opposition à sa mainmise sur le pays, Kaïs Saïed apparaît ainsi encore plus isolé. Une figure aussi emblématique que la juge à la retraite Kalthoum Kannou a déclaré que nombreux étaient les juges frappés par cette mesure, non pas pour des faits de corruption, mais en raison de leur désaccord avec le président, et que elle-même eût probablement fait partie des juges révoqués, sans son départ à la retraite.
L’ex-juge, rappelons-le, a été un défenseur acharné et fort connu des intérêts corporatistes de sa profession au sein de l’Association des Juges, cela est indubitable. Et depuis la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et son remplacement par un autre désigné par le président de la république, il est apparu à de nombreuses reprises que ce dernier exprimât à la ministre de la Justice des récriminations contre ce qu’il considérait comme un manque de diligence et d’efficacité dans le traitement de différents dossiers, selon lui prioritaires.
Modus vivendi entre Ennahdha et les juges
A cet effet, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la condamnation à une peine légère, en sursis, de l’ex député Seifeddine Makhlouf, une véritable immunité reconnue malgré la gravité des faits reprochés, ait été perçue comme un défi patent à l’autorité de l’Etat. Et la déclaration du professeur en droit public Yadh Ben Achour il y a quelques jours qui remettait en question la légitimité du président de la république pourtant issue du suffrage universel et attribuait son succès électoral au soutien du parti Ennahdha, démontre à quel point les relations étaient devenues tendues entre une partie des juristes, en l’occurrence des juges associés à certains milieux académiques, et le président, et c’est peut être la prise en compte de cette nouvelle réalité qui l’a en fin de compte poussé à agir de cette manière, identique à celle de Noureddine Bhiri, le ministre de la Justice du parti Ennahdha qui, en 2012, avait démis sans susciter beaucoup de réactions 80 juges de leurs fonctions, accusés d’avoir servi plus qu’il n’en faut la dictature, afin de bien marquer le début des temps nouveaux au sein de la justice.
Le parti Ennahdha, à travers la constitution de 2014, avait, au nom de de l’Indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs, établi un modus vivendi avec essentiellement l’Association des Juges, de caractère corporatiste; il leur avait concédé par le biais du CSP le droit de gérer par eux-mêmes leurs affaires internes, à savoir leurs nominations, leurs promotions, leurs mouvements professionnels, ainsi que les éventuelles sanctions disciplinaires contre ses membres; mais dans la réalité on avait vu que cela avait abouti, à l’occasion des affaires des juges Taieb Rached et Béchir Akremi, à l’incertitude et à l’équivoque, suggérant une immunité de facto pour les juges, et parallèlement, la justice n’avait pas pu conclure et éclairer l’opinion publique du bienfondé ou de l’inanité des accusations portées contre ce même parti politique dans des affaires criminelles ou de terrorisme.
Il n’y a pas d’indépendance de la justice sans garantie contre ses abus
En principe l’indépendance de la justice n’a de sens que dans la mesure où elle en assure l’équité, et protège les citoyens contre les débordements, y compris celles du pouvoir politique, en garantissant le respect de leurs droits, mais les affaires des assassinats de Belaid et Brahmi, ou du transfert des jeunes pour le jihad en Syrie ont apporté la preuve que la justice ne pouvait parfois pas, ou ne voulait tout simplement pas, répondre aux attentes de l’opinion publique. Et lors du passage de Youssef Chahed à la tête du gouvernement, la justice avec un CSM à sa tête, élu selon ses propres vœux, avait cloué au pilori Nabil Karoui, quelques semaines avant les élections présidentielles, répondant ainsi à la volonté du chef du gouvernement.
Il est intéressant de noter que la nomination du CSM, une institution dont la préoccupation principale avérée ne soit rien d’autre que la défense des intérêts de certains de ses membres au nom de ceux de toute la profession, ait précédé, dans les préoccupations du parti Ennahdha, l’établissement de la Cour Constitutionnelle. Et en fin de compte, ce conseil a été dissous, par le chef de l’Etat, et cela lui a valu l’accusation de chercher à utiliser la justice selon ses intérêts politiques. Fallait-il pour autant laisser le parlement dissous l’instrumentaliser au nom du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs? Ainsi cette séparation ne serait que le slogan opportun derrière lequel les partis politiques dominant le parlement, Ennahdha &Co encore et toujours, continueraient de s’opposer au pouvoir du président de la république par le biais d’une institution d’essence corporatiste censée garantir l’indépendance de la justice par rapport à la présidence, mais nullement à un chef du gouvernement à la botte du parlement.
De quelle indépendance de la justice pourrait-on donc parler, en réalité, quand la présidence du gouvernement est censée l’utiliser par le biais du ou de la ministre de tutelle au service des partis politiques du parlement, alors que le président élu de la République se le voit reprocher?
Rétorquer que le président de la république ait violé la constitution, et que l’ex-chef du gouvernement, en l’occurrence Hichem Mechichi, ne l’ait pas fait, nous situerait évidemment au cœur de la logique de l’actuel affrontement politique pour le pouvoir, issu de dix années d’échecs, de dissolution de l’Etat, mais aussi du refus des partis politiques au pouvoir d’introniser une Cour Constitutionnelle dans l’exercice de ses fonctions. Indépendante ou pas, la justice avait condamné des jeunes à la prison pour avoir parodié le Coran, et n’a pas révoqué le test anal dans la lutte contre l’homosexualité, ce qui pour beaucoup ne la situe pas forcément du côté des défenseurs des valeurs des droits de l’homme et des Libertés.
Le juge est simplement un fonctionnaire public
Pourtant, même en Angleterre, pays de la démocratie par excellence, on a vu comment le gouvernement a régulièrement utilisé la justice en violant les droits des oligarques russes ou des nationalistes irlandais.
Aux Etats Unis, un pays où le président de la république ne fait rien contre le lobby des marchands d’armes ou les massacres d’enfants dans les écoles, on se souvient encore de la manière avec laquelle le ministre de la Justice Bill Barr est intervenu pour adjoindre une interprétation tendancieuse innocentant le président, au rapport du procureur spécial Robert Muller, ou bien pour faire libérer des proches collaborateurs de Donald Trump parfois convaincus de crimes fédéraux, en empêchant les procédures judiciaires d’aller à leur terme, et face à quoi certains juges avaient démissionné pour protester.
En Tunisie, les juges n’ont pas démissionné, mais d’aucuns seraient passés à une forme de résistance passive en refusant de traiter les dossiers requis par le ministre de Justice sous le prétexte que le président de la république s’en servirait pour frapper ses opposants. Or le rôle du juge est d’appliquer la loi, quitte à refuser pour marquer son indépendance toute ingérence dans ses décisions, non pas de sélectionner les dossiers qu’il se verrait confier par l’autorité de tutelle, ou d’étaler des convictions politiques durant l’exercice de ses fonctions.
Pour conclure, sous l’autorité du parti Ennahdha, la justice n’a pas été indépendante, et elle en paie aujourd’hui le prix. Qu’elle eût pu ou non l’être n’est pas la question, du moins actuellement, et rien n’indique qu’elle puisse à l’avenir le devenir, sous l’autorité de Kaïs Saïed, ou de quiconque d’autre que lui.
Le juge est simplement un fonctionnaire public, il a un devoir fonctionnel de fidélité, mais aussi de réserve, vis-à-vis de l’Etat qu’il sert, sous l’autorité du ministre de la Justice. Et en général s’il s’aperçoit qu’il n’est plus à même d’assumer sa mission au meilleur de ses convictions, le mieux est encore qu’il ait le courage de démissionner, plutôt que de se voir inévitablement démis de ses fonctions, ou d’ être l’enjeu ou l’otage d’un conflit politique dont les conséquences dépassent de loin des exigences corporatistes par ailleurs souvent justifiées.
* Médecin de libre pratique.
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