Les dépenses publiques financées par les déficits budgétaires et par la dette à tout-va sont-elles efficaces pour relancer durablement l’économie tunisienne ? La réponse est définitivement non. Voilà pourquoi la nouvelle constitution, actuellement en élaboration, doit sevrer l’État de son addiction à une dette, désormais néfaste pour l’économie. Explications…
Par Moktar Lamari *
Depuis toujours, la théorie économique fustige ces déficits à répétition et dénonce cet endettement infernal qui se mue progressivement en taxes nuisibles au couple épargne-investissement, pour plomber la croissance et le bien-être collectif.
La Tunisie post-2011 s’est gavée de la dette, à fond la caisse! Depuis 2011, la dette publique a bondi de presque 80 milliards de dinars, alors qu´elle n’a pas dépassé un total de 40 milliards de dinars pour les cinq décennies précédentes.
Durant la dernière décennie, le taux de croissance annuel de la dette publique a été de presque 12% annuellement, alors que le taux de croissance interannuel n’a pas dépassé le 1% en moyenne décennale.
Aujourd’hui, le pays paie les frais de ce dopage excessif du budget de l’État par la dette. L’État est en situation d’addiction avancée face à la dette.
La dette comme instrument de pouvoir
Les politiciens arrivés au pouvoir au lendemain de la révolte du Jasmin en 2011 croyaient à l’argent facile, l’argent qui tombe du ciel gratis (hnanibnani, en jargon local).
Pour cette élite néophyte en politique, dominée par l’islam radical, la dette facilite le stop and go politique entre amis, entre coalisés et à volonté! De manière discrétionnaire et sans évaluation rigoureuse et transparente.
Pour les promoteurs de ce stop and go, on s’endette pour acheter la paix sociale, pour se maintenir au pouvoir et pourquoi pas pour se servir… après nous le déluge!
Ces partis et élites politiques sont solubles dans l’endettement, avec tout un état d’esprit: «Tant qu’on est crédible, on fait fonctionner la dette, pas grave si on ne la remboursera pas! Pas grave si ce sont nos enfants qui paieront la facture. Ils se débrouilleront le moment venu, inchallah» !
Des partis sans programme économique. Aucun de ces partis, aucun de ces chefs de gouvernements (avocats, ingénieurs surtout) et aucun de ces ministres qui ont gouverné la Tunisie du post-2011 n’a osé tirer la sonnette d’alarme de manière officielle et solennelle au sujet de la gravité de la spirale de la dette et de la trajectoire menant la Tunisie vers son insolvabilité actuelle. Pas une seule alerte et pas une seule prise de position.
Le plus inquiétant c’est que tous les partis ayant gouverné le post-2011 ont eu la même approche envers la dette. Comme s’ils adhéraient à la même idéologie politique. Une méta-analyse internationale à laquelle j’ai participé (en tant que chercheur et co-auteur), en 2001, montrait déjà que face aux déficits budgétaires et à la dette, les partis politiques qui se respectent ne se logent pas à la même enseigne (Left-right ideology and governement policies : a meta-analysis, European journal of politics research, 40 (1)).
En Tunisie, les partis politiques ne se gênent pas d’endetter leur pays, et à hypothéquer l’avenir des nouvelles générations, enfants et petits-enfants. Par complaisance, ou par incompétence, souvent par les deux à la fois.
Depuis 2011, la Tunisie a été gouvernée par une douzaine de gouvernements, plus de 540 ministres, dont une douzaine d’économistes professeurs universitaires. Presque 500 députés ont voté en express ces conventions et lois et ces textes juridiques engageant le pays dans une dette insoutenable. Tous ont dépensé sans compter.
La constitution 2014 a encouragé l’endettement
La Constitution 2014 (CE) assume une grande responsabilité dans la facture de la dette subie par la Tunisie. La CE a pavé le chemin et a institutionnalisé les mécanismes d’une dette toxique, une dette qui est votée en priorité, souvent dans l’opacité et sans garde-fou.
Plus de 80 milliards de dinars additionnels de dette ont été contractés par la Tunisie depuis 2011, faisant passer la dette publique de 37 milliards de dinars en 2010 à plus de 120 milliards de dinars aujourd’hui. Personne ne peut dire aujourd’hui où est passé cet argent, personne ne peut faire l’inventaire des réalisations liées.
L’essentiel de cette dette a été détourné, pour payer les salaires d’une fonction publique pléthorique et une autre partie aurait été simplement détournée pour renflouer les caisses noires des partis politiques et le train de vie des élites politiques.
Par contre, on sait aujourd’hui que le remboursement de cette dette additionnelle et ses intérêts grugent presque le quart des recettes fiscales, annuellement. Avec tous les dégâts associés: inflation, dévaluation du dinar, démantèlement du tissu industriel, etc.
Pire encore, la Tunisie d’aujourd’hui doit s’endetter davantage pour honorer sa dette, avec toujours plus de risques de défaut de paiement et donc des taux d’intérêt plus élevés et plus de compromissions politiques à la clef.
Pour les partis ayant gouverné le pays, cette dette toxique aide à se maintenir au pouvoir, notamment pour placer les siens dans les articulations de l’administration publique. Des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été recrutés avec de faux diplômes, sans concours et juste par accointance partisane depuis 2011. Merci la dette, bravo la Constitution de 2014!
L’État étant perçu comme une prise de guerre, comme le fruit d’une razzia à l’ancienne… Et pour cet état d’esprit, la dette et l’endettement des générations futures n’ont rien de grave ni de méchant. Comme on dit en Tunisie, demain c’est un autre jour (kan ichna).
Et cela n’est pas fini, on attend aujourd’hui l’accord du FMI pour faire repartir la folie de l’endettement… advienne que pourra!
La nouvelle constitution doit mettre fin au dopage du pays par cette dette toxique. Elle doit mettre fin à cet état d’esprit, en instaurant des garde-fous, des balises au cycle infernal de la dette.
La dette démesurée de la Tunisie d’aujourd’hui sera payée par des hausses de taxes et sera en grande partie payée par les jeunes générations (nos enfants et petits-enfants), en ayant moins de services publics avec plus de taxes et moins d’investissements et de croissance.
Ricardo a démontré le danger de la dette
Cette situation problématique est traitée par les économistes sous le concept de l’équivalence de Ricardo, un concept pas suffisamment compris par les politiciens de l’établissement et ignoré par les départements d’économie en Tunisie. David Ricardo étant vu comme conservateur de droite.
En 1974, le macroéconomiste Robert Barro a relancé dans son célèbre article ”Are government bonds net wealth?” le débat ancien initié par Ricardo en 1821, au sujet de l’efficacité du recours à l’emprunt plutôt qu’à l’impôt pour financer les déficits budgétaires et donc les dépenses publiques.
Le concept d’équivalence de Ricardo affirme alors que les dépenses publiques n’auront pas d’effet sur l’activité économique lorsqu’elles se financent par l’impôt ou par l’emprunt.
Si R. Barro ne fait aucune référence à Ricardo, c’est James Buchanan (1976), un autre économiste de l’école de pensée des choix publics (public choice) qui va établir le lien entre les deux auteurs.
Le concept repose sur l’intuition de Ricardo selon laquelle la consommation aurait une double composante : une composante conjoncturelle, reposant sur les revenus disponibles présents, et une composante stable (revenu permanent), basée sur la projection et l’anticipation des revenus futurs.
Barro a introduit les anticipations rationnelles, permettant de justifier qu’en cas de surendettement et d’addiction de l’État à la dette, les opérateurs économiques anticiperont une hausse d’impôts, pour rembourser les prêts. Ils anticiperont une baisse des revenus futurs.
Dans la même veine, l’augmentation des déficits s’accompagne d’une stagnation voire d’une baisse de la demande, provoquant le renforcement de l’épargne de précaution. Faisant flancher l’investissement et le faisant converger vers zéro. Et cela se fait souvent avec la complicité d’une politique monétaire répressive au service d’un cartel bancaire vorace et inefficace.
C’est ce qui se passe en Tunisie aujourd’hui. La Constitution de 2014 est fautive, responsable de ce dopage par la dette. La Constitution de 1959 avait pourtant mis les balises requises pour responsabiliser l’État contre la compromission par la dette, d’abord pour l’ère de l’État-nation (1956-1964) et ensuite celle de l’État-providence (1965-2011). L’ère de l’État moderne et facilitateur n’est pas pour demain.
La lecture des rapports annuels de la BCT entre autres nous apprend que plus la dette augmente, plus l’investissement recule et plus l’épargne fuit le pays et le système bancaire (fuite de capitaux). Le refuge de cette épargne est bien évidemment le secteur informel, avec ses trafics d’or, de devises, de contrefaçons, etc.
Pour un État sobre en dette
Selon Barro, les agents économiques seraient parfaitement informés, rationnels, et prendraient en compte les conditions futures et le bien-être de leurs descendants. Les agents seraient donc altruistes et agissent en fonction de leur propre fonction d’utilité, l’utilité pour leurs enfants et petits-enfants.
Autrement dit, dès lors que les agents considèrent que les déficits et la dette publique actuelle peuvent devenir un fardeau pour leurs enfants et petits-enfants, ils arrêteront d’investir et mettront leurs épargnes dans des valeurs refuges, pour les protéger contre les augmentations de l’imposition. Ils sortiront cette épargne du système bancaire officiel pour éviter aussi la traçabilité de leurs avoirs et pour se dérober face à l’imposition.
L’équivalence de Ricardo permet de démontrer que le creusement des déficits ne peut relancer l’activité économique, durablement.
La nouvelle constitution de la Tunisie doit sevrer l’État de son dépendance à la dette. Cette constitution en élaboration doit imposer la sobriété à l’État et elle doit resserrer davantage les principes de l’équilibre budgétaire et conditionner le recours à la dette et à l’endettement.
À cet effet, trois mécanismes peuvent être institués par la nouvelle constitution.
Un, instituer le principe du déficit-zéro, en exigeant l’équilibre budgétaire, comme obligation aux gouvernements, à laquelle on ne peut déroger qu’en cas de force majeure. L’équilibre budgétaire signifie aussi discipline budgétaire de l’État. À défaut, le gouvernement peut se faire destituer par une motion de censure, après un ou deux rappels à l’ordre par la Cour des comptes, ou une institution équivalente à créer, spécifiquement pour vérifier comptablement le respect de l’équilibre budgétaire, et du principe du déficit zéro !
Deux, instaurer un fonds des générations que l’État financerait en imposant un impôt dédié. Ce fonds procure une dotation minimale pour aider les nouvelles générations à payer la dette qui leur est imposée par leurs aînés. Un tel fonds constitue un gage de solidarité intergénérationnelle et rappeler aux Tunisiens et Tunisiennes le danger des déficits budgétaires et l’endentement lié.
Trois, systématiser l’évaluation des programmes d’actions de l’État, et notamment pour vérifier l’utilisation de manière efficace et efficiente des emprunts et donations contractés par l’État tunisien. L’évaluation étant entendue comme un outil de suivi et de mesure de la performance de l’État. Cet outil diffère de l’audit et du contrôle budgétaire.
La viabilité de l’intermède démocratique en Tunisie du post-2011 dépendra de la capacité de l’État à se sevrer de sa dépendance à une dette toxique. Pour ce faire, la constitution a un rôle à jouer.
Autrement, l’endettement excessif sera utilisé comme une arme de destruction massive pour l’économie et un boulet pour la bonne gouvernance des services publics.
Aussi, l’endettement excessif de la Tunisie permettra aux prêteurs et donateurs d’avoir un droit de regard sur les politiques mises en place par les pays pris à la gorge par une dette insoutenable.
Une démocratie à crédit est forcément une démocratie au rabais. Pensez-y…!
* Universitaire au Canada.
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