Tunisie : la perversité d’un monétarisme à deux vitesses

La chose et son contraire? La Banque centrale de Tunisie (BCT) monte en flèche son taux directeur à 7%, pour contrer une inflation de 7,5%, sacrifiant encore une fois l’investissement et la croissance. En revanche et en catimini, la BCT pousse le système bancaire tunisien à prêter des milliards de dinars au Trésor public, pour soulager les pressions d’une dette insoutenable et surtout pour payer les salaires les fonctionnaires.

Par Moktar Lamari, Ph. D.

La BCT active ainsi sa planche à billets, augmentant la masse monétaire en circulation (M3), de 9% en 2021. Elle crée ainsi de l’inflation qu’elle prétend combattre par l’augmentation du taux d’intérêt directeur. Cherchez l’erreur… À se demander si la BCT ne pratique pas ainsi un monétarisme à deux vitesses, un monétarisme discrétionnaire… un peu à la tête du client! Elle ne doit pas perdre de sa crédibilité, ne doit pas sortir de son rôle! Parce que les faits sont incriminants!

1- Les faits sont têtus

La BCT a surpris observateurs et analystes en augmentant fortement et subitement son taux d’intérêt directeur. Pourtant, tous ces analystes ont appelé de leurs vœux à la prudence, à la responsabilité, espérant que la BCT ne va pas encore surréagir, en pénalisant l’investissement et en torpillant les premiers signes d’une reprise économique dans plusieurs secteurs clefs : tourisme, artisanat, agriculture, bâtiment, services, etc.

De surcroît, ces mêmes experts, venant de différentes écoles de pensée économique, ont martelé que dans le contexte, une augmentation du taux directeur ne peut aucunement être efficace contre une inflation de pénuries mondiales et totalement exogènes, comme la guerre en Ukraine, la reprise la post-Covid ou encore la perturbation des chaînes d’approvisionnement. En économie, on ne règle pas des chocs d’offre, en s’attaquant à la demande…

Tout augmente, les cours du pétrole, des céréales, et de nombreuses matières premières. Et comme on dit à la Cité Ettathamen, «Il n’y a que la valeur de la vie humaine qui baisse en ces temps incertains…»!

Les analystes ont pourtant prévenu qu’une autre hausse précipitée du taux directeur sera pire que le mal qu’elle est censée combattre.

Peine perdue, la BCT fait à sa tête, ajoutant plus de ce qui n’a pas marché, par le passé, et ramenant le taux directeur à des summums : cinq fois plus élevé que celui en vigueur au Maroc, alors que l’inflation au Maroc est jugée forte, pas loin de celle de la Tunisie (5,5% au Maroc, contre 7,5% en Tunisie). La culture de l’évaluation n’est pas encore à l’ordre du jour de l’institut d’émission tunisien…

Pas besoin de dessin, on devine aisément que les vrais motifs de cette augmentation du taux directeur ne sont pas uniquement monétaires, mais comportent bien des raisons politiques énigmatiques jusqu’à preuve du contraire.

2- La BCT s’invite dans l’agenda politique

Le timing, l’intensité de la hausse des taux et le contraste créé par l’asymétrie entre mesures monétaires et mesures fiscales, montrent que la BCT durcit le ton, se raidit pour faire valoir son orthodoxie monétariste.

La manière compte et les opérateurs économiques lisent entre les lignes. La BCT n’y va pas de main molle! Elle tape sur table, comme pour se faire remarquer, comme pour compenser le retard (ou le refus) des réformes fiscales: réduction de la masse salariale, ajustement des subventions, privatisation d’entreprises publiques. Le tout pour espérer la bénédiction politique du pouvoir exécutif en Tunisie.

Pas rassurant, et dommage! La BCT pilote à vue, sans plan stratégique (le précédent est échu depuis 2021). Elle utilise une législation de change qui date des années 1970. Et l’actuel gouverneur veut probablement renouveler son mandat, qui arrive à échéance d’ici un an. Alors, ceci explique cela…

Cela dit, la BCT s’improvise un rôle d’équilibriste et accepte de prendre l’odieux de son approche très monétariste, et très défavorable à l’investissement et anti-reprise économique.

«Pas difficile de voir que la BCT se positionne comme paratonnerre pour protéger le pouvoir exécutif qui ne veut pas réformer et qui n’ose engager aucun de tous ces changements socio-économiques exigés par les bailleurs de fonds. Des réformes peu populaires et peu acceptables par le citoyen lambda», déclarait sous le couvert de l’anonymat un universitaire tunisien, directeur d’un centre de recherche sur les politiques monétaires.

La BCT ne veut pas attendre l’avènement de ces réformes fiscales, pensant qu’elles ne seront pas annoncées et acceptées avant les échéances politiques portant sur un référendum en juillet et des élections en décembre. En attendant, il faut trouver un accord avec le FMI.

C’est probablement pour cette raison que la BCT a procédé rapidement, sans évaluation des impacts ex ante et sans concertation avec les partenaires gouvernementaux… ne voulant pas faire pression sur le gouvernement de Najla Bouden et ultimement sur le président Kaïs Saïed.

Mais, sans aucun doute, la BCT respecte les apparences, sans convaincre les anticipations rationnelles des opérateurs économiques. La hausse du taux directeur fait partie intégrante de la mission principale de la BCT, comme annoncé par la Loi de 2016, votée sous la législature dominée par le parti islamiste.

Par ses actions (et inactions), la BCT rend service au président Kaïs Saïed et tient compte de l’agenda politique de ce dernier. Le Tunisien moyen n’accepterait pas de gaité de cœur les licenciements dans la fonction publique, et encore moins l’abolition de la subvention du pain, du couscous et des spaghettis…

Et la hausse du taux d’intérêt directeur devient la solution qui fait le moins mal au président et à son gouvernement. Une hausse à impact diffus, latent et incolore donc plus acceptable, puisque moins coûteuse, politiquement parlant, à court terme.

3- Un message subliminal pour le FMI

Théoriquement, la hausse du taux directeur doit aussi faire plaisir au FMI et aux bailleurs de fonds internationaux. Le FMI insiste sur l’importance du ciblage de l’inflation en Tunisie et considère que la hausse du taux directeur constitue le levier principal de la politique monétaire en Tunisie.

Ce faisant, ce message adressé au FMI peut arranger le gouvernement Bouden, qui attend avec impatience l’obtention d’un accord de financement avec le FMI.

Mais, cette décision ne sera probablement pas suffisante pour le FMI qui a déjà conçu son kit de diktats, proposés comme conditionnalités pour aboutir à un accord avec la Tunisie. En plus du ciblage de l’inflation, on parle ici de flexibilité du taux de change du dinar (dévaluation du dinar), de la vérité des prix, de la rationalisation des dépenses de l’État et de la réduction des effectifs de fonctionnaires… Et ce kit ne me dérange pas, s’il était mis en œuvre de façon éclairée, neutre et tenant compte des effets pervers et mesures d’accompagnement liées.

Fidèle à l’orthodoxie monétariste, la BCT n’utilise pas tous les instruments monétaristes à sa disposition et faisant partie du kit requis pour mieux cibler l’inflation.

On comprend que ce n’est pas facile pour les membres du conseil d’administration de la BCT. Leur institution fait face à une équation complexe et dont les variables ne sont pas toutes monétaires. Plusieurs variables sont politiques et idéologiques. Dans un contexte de surendettement (dette insoutenable), d’instabilité institutionnelle, d’inquiétants déficits budgétaires et de résistance aux réformes structurelles, la BCT choisit de pénaliser encore une fois l’investissement et les premiers signes de reprise des secteurs économiques clefs (tourisme, agriculture, services, etc.).

La BCT aurait pu faire modifier le ratio créance/dette pour le baisser de 120% (circulaire de la BCT de 2018) à 100%. Elle aurait pu introduire des mesures réglementaires pour siphonner des liquidités en circulation, notamment dans le marché informel et particulièrement dans les régions frontalières où les agents économiques préfèrent thésauriser leur liquidité et épargner.

4- La planche à billets…

Sachant que la hausse d’un point de pourcentage du taux d’intérêt directeur dans le contexte de la Tunisie post-2011 ne baisse pas sensiblement l’inflation (IPC). Selon une étude récente produite par le FMI (2020), pour la période 2011-2019, l’impact de la hausse du taux directeur sur la maîtrise de l’inflation est très faible, ne dépassant pas les 13% (Working paper, IMF 20|167). Les auteurs démontrent cette évidence de manière économétrique.

«La décomposition de la variance de l’inflation montre qu’environ 13% de la variance de l’inflation s’explique par les variations du taux directeur (après 9 trimestres) ; un pourcentage similaire de la variance de l’inflation (13 %) est dû aux variations de la croissance de la monnaie au sens large (M3), tandis que les fluctuations des taux de change expliquent jusqu’à 40% de la variabilité de l’inflation à long terme…».

La BCT fait fi de ce constat et oublie son indépendance pour se contorsionner et s’impliquer directement dans les tensions institutionnelles, partisanes et politiques. L’institut d’émission fait semblant de lutter contre l’inflation, tout en faisant tourner la planche à billets et en ouvrant les vannes du financement pour les banques locales qui prêtent au gouvernement. Des prêts qui permettant au gouvernement de financer les salaires d’une administration pléthorique et de subvenir et de rééchelonnement des remboursements de dettes venus à échéance. Et la variation de la masse monétaire a augmenté de presque 9%, alors qu’elle explique aussi 13% de la variance de l’inflation.

Comme si on voulait faire de la compensation : on fait tourner la machine à imprimer les dinars et on augmente les taux d’intérêt directeurs. Cela arrange le gouvernement actuel, cela accommode l’agenda politique du président Kaïs Saïed, à la veille d’un référendum constitutionnel, prévu dans deux mois. Et des élections à la fin de l’année.

Évidemment, cette hause constitue un autre cadeau providentiel pour le cartel des banques locales.

Cette hausse du taux directeur est probablement conçue pour financer indirectement les déficits publics liés à la consommation et à la création d’emplois fantômes uniquement pour faire de la politique politicienne et influencer l’agenda politique et les prochaines élections «quoi qu’il en coûte».

La BCT bricole ses instruments, le gouvernement campe sur ses positions mettant un niet aux réformes qui ne durait que le temps de la pandémie. Comme si l’investissement et la croissance n’auraient aucune importance. Piégée par trop d’objectifs contradictoires, la politique monétaire de la Tunisie est chancelante, voire dangereuse. Ses contradictions et perversions augureraient de lendemains douloureux.

5 – Double discours et non-transparence

À tous les niveaux, les statistiques monétaires, économiques et budgétaires ne circulent pas de façon transparente et instantanée. L’asymétrie d’information pose un problème, sape la confiance et suscite des inquiétudes. Trois exemples pour s’en convaincre.

– Un: la BCT agit actuellement sans Plan stratégique qui précise ses orientations, ses axes d’interventions et indicateurs de performance. Le précédent plan est périmé depuis 2021.

– Deux: le vote et les conditions de vote des membres du conseil d’administration ayant décidé de hausser le taux directeur ne sont pas connus et aucun opérateur économique ne peut affirmer que ce vote a été unanime ou encore étriqué! La BCT ne dispose pas de comité d’économistes experts et réellement indépendants pour valoriser le savoir et optimiser les décisions.

– Trois : la BCT ne publie pas ses analyses et on ne sait pas si, réellement, ses décisions sont fondées sur le savoir, issues de données probantes, économétriques et validées par des universitaires et organismes dignes de confiance. La transparence fait défaut.

Des réformes structurelles sont nécessaires pour restaurer la confiance envers la BCT et envers le système bancaire, un cartel qui engrange des bénéfices colossaux, alors que le pays est techniquement en faillite. Ce chemin, douloureux et étroit est le seul possible.

Si la BCT perpétuait ad libitum une politique de financement des déficits publics en augmentant les taux d’intérêt et en poussant le cartel des banques à financer l’État, de graves crises financières et politiques sont à prévoir, compromettant l’avenir de la Révolte du Jasmin en Tunisie, 10 ans après. La récession s’emballera au détriment des plus faibles et le dinar trinquera encore et encore! Les dévaluations successives du dinar expliquent 40% de la variance de l’inflation (selon la même étude du FMI citée ci-haut).

La confiance dans le dinar n’est pas haute et elle risque de dégringoler plus, suivant la trajectoire ayant fait crasher la livre libanaise. Les politiques monétaires de la BCT doivent apprendre de leurs erreurs et s’engager dans une perspective de décision fondée sur le savoir, sur la responsabilité collective et surtout sur la transparence. Aujourd’hui, on est très loin de ce paradigme et la marche est relativement haute…

* Universitaire au Canada.

(1) Khatat M, End N & Kolsi R (2020). Tunisia Monetary Policy Since the Arab Spring: The Fall of the Exchange Rate Anchor and Rise of Inflation Targeting, IMF, Working paper WP/20/167.

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