La situation dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, la flèche sableuse de Ras R’mal à Djerba est regrettable, déplorable et révoltante. Voilà pourquoi…
Par Naceur Bouabid *
Cette situation est regrettable au vu du sort ingrat et réducteur réservé à ce merveilleux site naturel d’une rare beauté et aux spécificités paysagères exceptionnelles, indigne d’une zone humide d’importance internationale classée dans la liste Ramsar. Elle est aussi déplorable eu égard au comportement vergogneux et irresponsable des différents intervenants dans le site, toutes activités confondues, armateurs, voyagistes, rabatteurs, vacanciers…, en mal de conscience et de civisme. Elle est enfin révoltante en raison du laxisme, de l’attitude nonchalante et permissive de qui de devoir de sévir à l’égard des contrevenants de tous bords, qui ne peuvent, en opportunistes aguerris, qu’en profiter pour persévérer impunément dans leurs nuisances.
Un site naturel remarquable…
Prolongeant, sur 6 à 7 km, l’importante zone touristique limitrophe qui couvre la côte nord-est, la flèche sableuse de Ras R’mal à Djerba est un site naturel tout à fait remarquable de par sa biodiversité, son paysage, son milieu dunaire, constituant une zone homogène au niveau de la dynamique du milieu et du paysage, mais fragile et très vulnérable de par les caractéristiques de son milieu physique et les écosystèmes présents. Elle attire un grand nombre de visiteurs, les résidents des hôtels en premier lieu, tentés par une promenade particulièrement agréable au sein d’un paysage vierge de toute construction et le long de très belles plages, sinon les plus belles de l’île.
D’un point de vue botanique et zoologique, cette langue de sable abrite une vie végétale et animale originale : elle abonde en avifaune puisqu’elle constitue un lieu de ralliement et d’étape pour beaucoup d’espèces migratrices provenant d’Europe Septentrionale et d’Afrique Australe, telles que les flamants roses, les goélands argentés, les mouettes, les passereaux des côtes méditerranéennes, et elle constitue de ce fait un terrain de prédilection pour les observations ornithologiques. En outre, elle constitue vraisemblablement un site idéal pour la ponte de l’espèce de tortue Caretta Caretta, la plus commune en Tunisie.
A plusieurs reprises, en effet, et suite à des missions successives d’observation in situ, des preuves irréfutables de nidification sur la plage de Ras R’mal ont été relevées.
Tout récemment encore, l’Association Jlij pour l’environnement marin (Ajem), en partenariat avec l’association Bado pour la protection de la vie marine et terrestre (Libye), et dans le cadre de la mise en œuvre de leur projet commun sur le suivi de la nidification et de l’échouage des tortues marines et la sensibilisation des pêcheurs au niveau des deux îles Djerba et Farwa, a entrepris, au début de juin de l’année dernière, un travail de prospection des sites de ponte et d’échouage des tortues marines : l’équipe scientifique du projet est parvenue à détecter deux nids de la tortue Caouanne Caretta Caretta dans les plages d’Aghir et de Ras R’mal, et à effectuer la première signalisation documentée de la nidification de la tortue marine Caretta caretta sur les plages de l’île de Djerba.
Par ailleurs, classé en 2007 dans la liste Ramsar des zones humides d’importance internationale, le site a été identifié comme site pilote, avec Ghar El Melh dans le golfe de Tunis, dans le cadre du projet «Lutter contre les vulnérabilités et les risques liés au changement climatique dans les zones côtières vulnérables de la Tunisie» réalisé sur cinq ans (2015-2020) par l’Agence de protection d’aménagement du littoral (Apal), en partenariat entre le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud), pour renforcer la résilience des populations littorales face aux défis sociétaux et aux risques climatiques en restaurant et préservant les écosystèmes côtiers. Les risques climatiques vérifiés qui pèsent sur la zone, sa vulnérabilité et l’irremplaçabilité de ses écosystèmes ont suffi pour convaincre les initiateurs du projet à le retenir comme site prioritaire.
… malmené et en proie à toutes les dérives en série
Au vu de toutes ces considérations à même de valoir à ce site sollicitudes et soins particuliers, la flèche de Ras R’mal est en proie à des dérapages gravissimes et à des exactions préjudiciables affectant son écosystème fragile et sa biodiversité.
Depuis quelque temps, la zone est soumise à une occupation agressive de son espace, devenant l’objet d’une surexploitation humaine irrationnelle découlant de la forte pression qui atteint un seuil alarmant et intolérable notamment en période estivale.
Des excursions en mer sont organisées au quotidien en partance du port de pêche de Houmt-Souk, d’où la fréquentation de la zone en haute saison peut atteindre un total de 2000 à 3000 personnes qui y débarquent chaque jour par mer, ou par voie terrestre pour d’autres, acheminés le soir dans des véhicules tout terrain de type 4X4 de l’hôtel jusqu’à la flèche.
Cette intrusion mécanique d’une agressivité indescriptible ne peut que déranger le séjour de la faune en présence et porter préjudice à l’équilibre éco-systémique; les quads et les véhicules tout terrain, qui arpentent à longueur de journée comme de nuit ce territoire vulnérable et fragile, ne peuvent aboutir inéluctablement qu’au tassement des belles dunes bordières et au piétinement dommageable de la végétation fixatrice de ces dunes.
D’autre part, et non des moindres, un fait nouveau est venu s’ajouter pour aggraver davantage la situation, c’est que dans ce contexte de laxisme révoltant et d’impunité, d’autres opportunistes, tentés par le goût du lucre et conscients du parti à tirer de la présence massive des touristes, ont commencé à affluer de tous bords, les uns pour proposer/imposer, aux prix forts, des transats aux touristes, souvent exacerbés car loin de s’attendre à un tel harcèlement des plus effrontés et lassants; les autres, pour proposer/imposer, eux-aussi, leurs services consistant en des promenades à dos de cheval ou de dromadaire, ou pire encore en quads, ces horribles engins qui, après avoir violé outrageusement les autres côtes de l’île et sa paisible campagne, les voilà qui font irruption insolemment dans cette zone protégée, vrombissant à souhait, pour compromettre l’atmosphère paisible de silence, de repos et de quiétude dans laquelle baigne admirablement cette langue de sable fin. Ridicule cacophonie!
A quand une solution ferme et radicale?
Combien de temps nous faut-il endurer encore pour voir qui de devoir d’agir se remuer pour mettre fin à cette gabegie cacophonique hautement nuisible? Qu’attend la commune de Houmt-Souk pour mettre un peu d’ordre dans une zone lui revenant de regard?
Le gouverneur de Médenine, dès sa nomination, a promis aux membres de la délégation représentant l’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba (Asidje), reçus à la date du 31 décembre 2021, de tout mettre en œuvre pour faire prévaloir la primauté de la loi; qu’attend-il aujourd’hui pour en faire foi et prouver qu’il rompt avec l’argumentaire populiste et défaitiste tenu par ses prédécesseurs confrontés à cette même problématique?
Beaucoup d’efforts et des moyens financiers conséquents ont été consentis par l’Apal et le Pnud Tunisie, pour mettre en œuvre une stratégie de résilience aux impacts du réchauffement climatique, des acquis palpables sur le terrain ont été réalisés, l’heure n’est-elle pas à davantage de concertation avec les autres parties prenantes et de pression à exercer auprès des instances concernées pour les pousser à assumer à bon escient leurs responsabilités, à sévir et frapper de mains fortes ; ce n’est qu’en ce faisant que cette velléité croissante à la nuisance cessera et que ce site fragile et vulnérable de Ras R’mal sera prémuni de davantage d’outrages à ses écosystèmes et à sa biodiversité?
* Enseignant et acteur de la société civile.
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