Tunisie : pourquoi Kasserine est classé dernier au baccalauréat ?

Un élève de Kasserine n’est pas moins intelligent qu’un élève de Tunis ou de Sfax, mais pourquoi les candidats au baccalauréat à Kasserine réalisent-ils les plus faibles scores au baccalauréat ? L’auteure, professeure originaire de cette région du centre-ouest de la Tunisie, exprime dans ce post Facebook émouvant de justesse sa compréhension des faibles scores des élèves de Kasserine qui sont la conséquence d’une série d’autres échecs.

Par Olfa Rhymy Abdelwahed *

Je vais vous dire pourquoi nous à Kasserine sommes classés derniers au bac.

Nous sommes classés derniers car c’est la suite naturelle des autres classements. Nous sommes classés derniers en matière de développement. Nous sommes derniers en matière d’embauche et d’emploi. Derniers quand il s agit de joie de vivre, de loisirs et de distraction.

Nous sommes classés derniers en matière de perspectives, d’horizons et d’espoir. Sécher le cours en est devenu un car il donne un peu d’adrénaline aux élèves. Il leur donne une sensation de liberté, de pouvoir et de force factice face à une vie qui ne les aime pas.

Nous sommes derniers à cause de ce profond sentiment d’inutilité. Un sentiment métastatique qui touche à tous les coins et recoins de nos vies.

Inutile de se battre on n’y arrivera jamais. Nous sommes d’ici. Nous sommes des «iciistes», comme disait un grand humoriste français.

Nous sommes inutiles à nous mêmes, à nos familles, à notre pays. Inutiles à la vie. Inutile de travailler en classe ni chez nous. Ceux qui ont bossé aux prix du sang de leurs parents avaient passé des hivers dans un énorme et énième sit-in devant le siège du gouvernorat.

Nous sommes derniers car les meilleurs professeurs, quand ils ont eu la note et l’expérience requises, filent vers d’autres villes pour que leurs enfants ne deviennent pas derniers à leurs tours.

Nous sommes derniers car nous étudions dans des salles de classe en ruine dans un climat des plus durs.

Quels résultats attendre d’un élève interne dont la maman a vendu les couvertures d’hiver pour couvrir ses frais d’internat et garder un peu de sous en poche ?

Quel résultat attendre d’un enfant malade qui se soigne à l’hôpital de Kasserine dans le meilleur des cas ?

Quel résultat attendre d’un enfant qui n’a jamais reçu un mot d’amour et d’encouragement car les cœurs des parents sont écrasés par le besoin, anéantis par la honte et par ce sentiment de culpabilité de ne pouvoir aider leurs gamins à s’en sortir ?

Nous sommes derniers car nous sommes premiers. Premiers à être pauvres, laissés pour compte au sous-sol de la vie. Premiers à être dégoûtés de ce pays et a être désespérés de la vie.
Même notre révolution qui est largement «nôtre» nous a fait faux bond. C’est vous dire la malchance!

Moi, professeur, je n ai plus rien à vendre à ces gamins. J’en ai assez de leur mentir et de leur parler d’ascenseur social et de leur sortir des «When there is a will, there is a way» à tout bout de champ.

J’en ai marre de voir mes anciens élèves, à qui j ai vendu du vent, et qui étaient excellents, chômer.

Quand vous n’avez pas de quoi vous acheter des cahiers, et que vos parents s’entre-déchirent tous les jours que le bon Dieu fait à cause des sous. Quand l’ultime ambition se résume à posséder un ordinateur. Quand vous avez l’impression que votre pays ne vous aime pas, que la vie ne vous aime pas, arriver en classes terminales est un exploit.

Un jour Béji Caïd Essebsi, après l’attentat de Sousse, en 2015, a spontanément dit :

«الضرب كان في الورق ولى في لعتق»

Nous sommes «lewrag» en l’occurrence.

Un élève de Kasserine n’est pas moins intelligent qu’un élève de Tunis ou de Sfax, mais quand vous n’avez pas le même point de départ, vous n’avez pas la même arrivée. Ce matin mon pays est Kasserine. Ma patrie ce sont mes élèves…

* Professeure.

PS : de grâce ne me sortez pas cette histoire de nous sommes tous tunisiens. Ce n’est pas vrai.

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