Le score enregistré par le «oui» au référendum sur le projet de constitution présenté par le Président de la République Kaïs Saïed n’a surpris personne en Tunisie et à l’étranger. Ce score, qui dépassera au final 90%, était attendu, voire programmé et inscrit dans les conditions mêmes où cette consultation populaire a été préparée et s’est déroulée. Quelles sont ces conditions que l’ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali, qui n’était pourtant pas très regardant sur les formes, aurait eu quelques scrupules à mettre en œuvre ? (Illustration: Kaïs Saïed triomphateur, hier soir, à Tunis, avant même le décompte des voix).
Par Ridha Kefi
D’abord, tous les partis qui comptent et qui pèsent d’un certain poids politique ont appelé à boycotter le référendum, dont ils ne reconnaissent pas la légitimité, ayant été décidé et organisé en dehors de tout débat public digne de ce nom. Mal leur a pris, puisque les autorités, via l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), dont tous les membres ont été désignés par le président de la république, a décidé de les priver de la participation à la campagne référendaire. Il leur restait donc leurs yeux pour pleurer et la rue pour protester, mais là aussi, l’administration publique et les forces de police étaient mobilisés pour les empêcher de faire entendre leur différence.
Intimidations, menaces, et atteintes à l’honneur des opposants
Sur un autre plan, tous les moyens publics (administrations centrale, régionale et locale) étaient mis à contribution en faveur du «oui» et les contrôles de l’Isie – si contrôles il y a eu – étaient lâches voire complaisants à l’égard des partisans du Président de la République, qui pouvaient tout se permettre, y compris les intimidations, les menaces, les insultes grossières et les atteintes à l’honneur des opposants sur les réseaux sociaux. Dans le même temps, les excès des opposants au chef de l’Etat sur ces mêmes réseaux sociaux étaient passibles des… tribunaux militaires, le chef de l’Etat étant opportunément et abusivement considéré, dans ce cas, comme étant le chef des forces armées. Trop facile, et malhonnête…
Les médias d’une façon générale et les médias publics en particulier étaient eux aussi intimidés et sommés de prendre parti en faveur du camp du «oui». Aussi les a-t-on vus inviter d’illustres inconnus voire des hurluberlus, propagandistes à la petite semaine, demandeurs d’emploi à l’occasion, qui débitaient à longueur de journée, dans les micros des radios et devant les caméras des télévisions, des stupidités complotistes comme en affectionne le petit peuple et des discours haineux comme aime souvent nous gratifier le président Saïed en personne.
A la télévision et à la radio nationales, qui sont financées par l’argent du contribuable, il n’y avait aucune place pour les opposants et toute la place était pour les laudateurs et thuriféraires du nouveau «Combattant suprême» monté sur ses grands chevaux.
L’absence remarquable des observateurs occidentaux
Pour ce qui est des opérations de vote, les membres de l’Isie peuvent se féliciter de leur bon déroulement, sachant que les dés étaient pipés à l’avance et qu’à l’exception de quelques rares groupes d’observateurs (tunisiens, arabes et africains), il n’y a pas eu vraiment d’observation digne de ce nom, comme on en a connue lors des précédentes consultations électorales. En effet, tout avait été fait en amont pour que les observateurs occidentaux ne soient pas accrédités à temps, à commencer par le choix de la date en pleine vacance estivale et de la précipitation avec laquelle tout avait été mis en branle.
D’ailleurs, le président Kaïs Saïed avait souvent raillé publiquement les observateurs occidentaux et fait part de son refus de principe de toute «observation étrangère» assimilée à une ingérence et à une atteinte à la souveraineté nationale. L’on se rappelle, à ce propos, sa fameuse sortie sur la Commission de Venise, dont il a rejeté d’un revers de main les observations sur la nouvelle constitution. Ce qui a été moyennement apprécié par l’Union européenne, dont tous les Etats recourent à cette instance d’expertise juridique indépendante.
Les inquiétudes légitimes des femmes
Pour revenir aux statistiques du référendum réalisées à la sortie des urnes par le cabinet Sigma Conseil et présentées par Hassen Zargouni hier soir sur la chaîne Wataniya 1, au cours d’une soirée électorale entièrement dédiée à la gloire de Kaïs Saïed, un chiffre a retenu particulièrement notre attention et qui suffit à lui seul à enlever toute crédibilité à cette consultation : sur les quelques 8% des votants qui ont répondu «non» au projet de Constitution, 92% sont des femmes. Et cela s’explique aisément : cette nouvelle Constitution aux relents salafistes a tout pour faire peur aux femmes, qui ont de bonnes raisons de craindre pour leurs droits d’un corpus juridique largement inspiré des «finalités de l’islam», expression chère à Naoufel Saïed et reprise dans la Constitution de son auguste frère.
Et ce vote féminin, ô combien significatif du malaise qui traverse la moitié de la société, et la moitié la plus intelligente et la plus méritante d’une société arabo-musulmane foncièrement machiste (les femmes ne sont-elles pas, depuis trois décennies, deux fois plus nombreuses que les hommes à réussir dans l’enseignement supérieure ?) face à la nouvelle constitution…, ce malaise, dis-je, suffit à lui seul à enlever tout crédit à ce texte qui va replonger la Tunisie dans le Moyen-Âge ?
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