Tunisie : Les dessous de la vraie fausse «affaire Lotfi Abdelli»  

Une nouvelle «affaire Lotfi Abdelli» est en train de prendre de l’ampleur. Elle oppose le célèbre humoriste à une partie des forces de sécurité qui n’apprécient pas (c’est un euphémisme) les critiques qu’il adresse souvent aux flics dans ses spectacles. Au-delà de cette vraie fausse polémique, on voit se dessiner une grande comédie politique.

Par Ridha Kefi

Hier soir, dimanche 7 août 2022, et devant quelque 8000 spectateurs du Festival de Sfax, tous acquis à sa cause, Lotfi Abdelli a réussi à transformer un clash avec quelques agents chargés d’assurer la sécurité de la soirée en un procès des forces de l’ordre.

Ces derniers, en quittant les abords de la scène, refusant d’assurer la sécurité d’un humoriste qui casse du sucre sur le dos des flics, ont donné à ce dernier l’occasion de prendre le public à témoin et de se couler dans la peau d’un héros de la liberté d’expression muselée, prenant même la liberté de prendre aussi à témoin le président de la république.  

Une vraie fausse polémique

Kaïs Saïed était donc ainsi «présent» à son insu à Sfax et mêlé à une polémique qui ne cesse d’enfler depuis hier soir et dont on imagine qu’elle connaîtra des rebondissements, d’autant que selon des informations en provenance de Sfax, le producteur du spectacle, Mohamed Boudhina, a été violemment agressé (par des agents ?) et transféré dans un service d’urgence.         

Certains syndicats de police n’ont pas tardé à entrer dans la danse en criant à l’atteinte à l’ordre public et en menaçant de porter plainte en justice contre Lotfi Abdelli pour agression verbale et appel à la violence contre les forces de l’ordre. Ils menacent aussi de ne plus assurer la sécurité des prochains spectacles de l’humoriste.

Dans cette affaire, les deux parties jouent chacune sa partition, en étant totalement sourde aux doléances et aux arguments de la partie adverse dans ce qui s’apparente à un dialogue de sourds.

 Lotfi Abdelli, soutenu par ses collègues artistes et les défenseurs des droits et libertés, alerte l’opinion – par des vidéos diffusées en direct et largement partagées sur les réseaux sociaux – sur la liberté d’expression menacée par des agents de l’ordre qui outrepassent leur mission au service de l’ordre public et croient être autorisés à juger du contenu d’un spectacle. «Avons-nous dit des mots grossiers ? Avons-nous insulté qui que ce soit ?», lançait l’humoriste à son public, le prenant à témoin de ce qu’il considère comme une intolérable atteinte à sa liberté artistique.

Les syndicats policiers parlent, de leur côté, d’une grave atteinte à l’ordre public par un artiste qui croit pouvoir tout dire sur scène en faisant fi des règles du respect dû aux corps de l’Etat.

Les agents présents dans la salle ont ressenti comme une offense voire comme une provocation les propos désobligeants tenus par l’humoriste sur les forces de sécurité. En quittant la salle, ils ont voulu exprimer leur indignation et rappeler à Lotfi Abdelli son devoir de respect des symboles de l’Etat. Ce sont là, en tout cas, les mots utilisés par les représentants des syndicats de police.            

Une grande comédie politique

Que penser de cette polémique qui embrase la Toile et occupe l’opinion publique, comme si celle-ci n’a pas suffisamment de soucis avec la hausse des prix, la baisse du pouvoir d’achat et les pénuries qui se multiplient ?

Ceux qui en tirent profit ce sont, bien sûr, les forces de l’ordre qui commencent à imposer leur loi, se sentant indispensables et donc intouchables, d’autant que le président Saïed multiplie les actes et les déclarations qui les confortent dans leur sentiment de puissance et d’impunité enfin retrouvées.

Le second gagnant est, on l’a compris, Lotfi Abdelli, qui est en train de se couler dans la peau d’une victime de la liberté d’expression bafouée. Hier soir, il a lancé au public qu’il s’attendait à être arrêté, en mimant le geste des deux mains menottées. C’est à croire qu’il cherche ce scénario et qu’il va peut-être finir par le voir réalisé, question de doper sa popularité et de se mettre en position pour d’autres conquêtes.

La célébrité, l’argent et l’influence, Lotfi Abdelli, un self made man issu des quartiers pauvres de Tunis, en a déjà à en revendre. Il reste donc le pouvoir à conquérir, et si d’autres cabotins ont atteint le sommet de la puissance dans leurs pays, pourquoi, lui, ne l’atteindrait-il pas en Tunisie, où le populisme dans sa plus triviale expression est le chemin le plus court pour le pouvoir?

Nous ne faisons pas ici de procès d’intention à Lotfi Abdelli, mais la détermination qu’il montre à vouloir politiser un clash avec les flics, en interpelant plusieurs fois le président Saïed et en prenant le peuple pour témoin, comme dans un acte de défi, peut être interprétée comme une prise de rendez-vous avec l’Histoire.

Il reste bien sûr à connaître le grand perdant dans cette affaire et qui reste, comme toujours, le peuple, au nom duquel tout le monde parle et dont la voix n’a jamais été vraiment écoutée.

Ce peuple, représenté par le public du Festival de Sfax, qui a eu droit hier soir à un simulacre de spectacle, a été le simple témoin d’une grande comédie politique dont les protagonistes sont un humoriste ambitieux, un corps d’Etat soucieux de montrer sa puissance et d’imposer sa loi et un président de la république qui accapare tous les pouvoirs mais qui voit la situation dans le pays lui échapper peu à peu.

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