Jusqu’où va-t-on subir l’inflation? Jusqu’où la Banque centrale de Tunisie (BCT) va-t-elle continuer à nous pénaliser par ses hausses des taux d’intérêt ? Comment l’empêcher de fricoter avec le politique? Et surtout comment limiter la casse de l’investissement et du tissu industriel par des hausses automatiques et inefficaces du taux directeur? (Illustration : les lubies populistes de Kaïs Saïed limitent la marge de manœuvre de Marouane Abassi).
Par Moktar Lamari *
Voilà quelques unes des questions qui turlupinent les citoyens, les opérateurs économiques et les économistes de la place. La BCT détient une grande partie des réponses à ces questions complexes, hors de portée des nouvelles élites fraichement débarquées en politique. Car, même pour les économistes patentés, les choses ne sont pas simple, les recettes monétaristes ne marchent plus, quand le gouvernement ne fait pas sa part en rationalisant ses dépenses, en optimisant ses politiques et en restructurant les sociétés d’Etat, de véritables gouffres financiers.
Le gouverneur de la BCT est pris avec cette complexité, manifestée dans une équation insoluble et alimentée en permanence par des feux croisés. Ceux de Kaïs Saïed, le président de la république qui ne veut pas mettre des limites aux gaspillages de l’Etat, ceux des syndicats qui refusent les réformes structurelles et ceux du Fonds monétaire international (FMI) qui ajoute du sien, en alternant le chaud et le froid, par une communication bardée de dissonances et de diktats faciles à dire, difficiles à appliquer.
Une étroite marge de manœuvre
La politique monétaire des dernières années s’est avérée improductive, et la BCT doit arrêter de faire et refaire la même chose espérant que cela donne des résultats différents.
Dos au mur, l’institut d’émission doit innover dans ses méthodes, tirer les leçons de ses échecs et apprendre des bonnes pratiques exemplaires comme celles à l’œuvre par Bank Al Maghrib, la Banque centrale du Maroc.
Le gouverneur de la BCT fait face à un dilemme multidimensionnel, tout en étant prisonnier d´une équation multi-variée. Surtout qu’il ne veut pas perdre son poste et sa légitimité, lui qui a été désigné par le parlement dissous, et spécifiquement par les islamistes de Rached Ghannouchi (février 2018). Il tente de naviguer discrètement et parfois à vue.
Pis encore, la BCT n’a pas actuellement un nouveau plan, le précédent étant échu depuis un an. Elle traîne le pied dans la publication de ses rapports annuels. Le dernier disponible est celui de 2020.
Le mandat du gouverneur arrive à terme dans 15 mois. C’est dire que son temps est compté, et ses décisions sont scrutées à la loupe. Il est désormais sur un siège éjectable, dans la logique du jeu d’un pouvoir centralisé à Carthage, sans contre-pouvoir!
On comprend qu’il s’expose au risque de payer les frais des ambiguïtés et confusions économiques du pouvoir exécutif. Le gouverneur sait qu’il serait probablement le prochain bouc émissaire de la grave crise économique et financière qui secoue la Tunisie et qui pousse le pays à quémander toujours plus de dettes pour payer les salaires d’une fonction publique pléthorique et devenue avec le temps une réceptacle pour les militants des partis politiques.
Mission impossible?
Le FMI ne facilite pas la vie au gouverneur de la BCT, qui mène au nom de la Tunisie des discussions qui s’éternisent depuis 16 mois, et qui sont pour l’instant reportées sine die.
Au palais de Carthage, la devise du président se résume à la formule disant «L’Etat c’est moi». Kaïs Saïed, passe désormais de l’ambiguïté économique (d’un programme électoral inexistant) à la confusion économique… en détenant tous les pouvoirs entre ses mains, depuis un an.
On le sait, le président ne veut pas toucher aux réformes douloureuses, et il tourne autour du pot, évitant toutes les patates chaudes: licenciement d´au moins 20% de fonctionnaires, abolition de subventions inefficaces, restructuration des sociétés d’Etat et réhabilitation de la productivité. Il accepte que l’Etat continue de se doper par la dette, par plus de déficit budgétaire et plus de dévaluation du dinar.
Tout cela n’arrange point le gouverneur de la BCT qui doit contenir l’inflation avec la manipulation du taux directeur, et donc avec un étrangement de l’investissement et de la croissance.
Les instruments monétaires conventionnels n’arrivent plus à juguler une inflation créée par l’Etat et aggravée par les contingences internationales (guerre en Ukraine, tensions diverses, rupture des chaînes d’approvisionnement, pénuries, etc.).
Le dilemme du prisonnier
Sans jeu de mots, les économistes connaissent la complexité conceptuelle du dilemme du prisonnier. La théorie économique utilise cette métaphore pour décrire les décisions difficiles à prendre, dans une perspective comportementale dominée par les intérêts personnels des décideurs, sacrifiant l’intérêt collectif.
Beaucoup d’économistes compatissent avec le gouverneur de la BCT, qui fait figure du prisonnier de l’indiscipline budgétaire de gouvernement, et des vents contraires qui opposent les diktats du FMI et le niet aux réformes des milieux politiques et syndicaux.
En revanche, le problème du gouverneur Marouane Abassi tient aussi au fait que son organisation et son conseil d’administration décident sans s’appuyer sur les données probantes, sans valoriser les résultats de simulations économétriques, sans disposer des projections et scénarios liés.
Avec des amis économètres au Canada, nous avons tourné quelques modèles économétriques (simples et simplistes) et scénarios, avec des données partielles et décalées dans le temps (les données de 2021 ne sont pas encore publiées par la BCT).
Nous, n’avons aucun accès aux données fiscales, monétaires et économiques les plus récentes. Et, nous avons pour ce faire surtout utilisé les élasticités (et semi-élasticités), ainsi que la matrice intersectorielle à 12 secteurs, élaborée par une équipe d’économistes de l’USAID au sujet de la Tunisie, entre 2018 et 2020.
Simulations et prospectives
Voici, avec une marge d’erreur de calcul (10% maximum), trois scénarios, et nos résultats sont exposés ici pour discussions et échanges avec les économistes et décideurs en Tunisie.
Scénario 1 : parfaite indexation des salaires à l’inflation et les entreprises, notamment les banques, refusant de rogner leurs marges, l’inflation d’équilibre, dite de long terme, en Tunisie doit atteindre les 13%, en 2023, et c’est dramatique… Ce scénario au fil de l’eau, semble confirmer le statut quo, où le pouvoir présidentiel ne va rien changer, ses principaux soucis étant de ne pas décevoir ses électeurs et surtout ne pas provoquer la force de frappe de l’UGTT.
Scénario 2: les salaires ne sont indexés que partiellement à l’inflation et les entreprises/banques acceptent de rogner leurs bénéfices de 5%, le taux d’inflation de long terme va se stabiliser à 7-9%.
Scénario 3: constitué du scénario 2, et bonifié par une réduction drastique de 30% (sur deux ans) de la masse salariale (effectifs aussi) de la fonction publique, l’inflation pourrait retrouver un niveau de 4% en 2024.
Pour ces estimations, les facteurs exogènes sont maintenus instables dans une allure de montagnes russes, comme observée durant les 5 dernières années, ceteris paribus!
En tant qu’arbitre des comportements et équilibres macroéconomiques, la BCT est confrontée à une équation insoluble: soit ouvrir les vannes et canaliser l’épargne ainsi que la dette vers la consommation et les salaires de la fonction publique (16% du PIB) pour arranger le président Saïed et le gouvernment Bouden, soit continuer à remonter les taux d’intérêt plus fortement qu’attendu par le marché, en érodant davantage le dinar et en plombant la croissance… avec des risques de krachs bancaires et de clashs politiques!
Le dilemme du prisonnier vécu par le gouverneur de la BCT se joue entre des politiques monétaires restrictives et des politiques budgétaires expansionnistes et indisciplinées!
Le gouvernement tunisien est concerné, car directement responsable de l’inflation, et le président Saïed doit agir avant qu’il ne soit trop tard! Faute de quoi, le bilan économique de son régime a toutes les chances d´être pire que celui du régime de Ghannouchi… et les indicateurs précurseurs ne trompent pas!
* Economiste au Canada.
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