En recevant à l’aéroport de Tunis-Carthage, le 26 août 2022, le président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) venu prendre part à la 8e Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (Ticad 8), qui s’ouvrait le lendemain, le président tunisien Kaïs Saïed savait pertinemment qu’il allait créer un événement historique qui pourrait à terme être inscrit à son actif politique, même si dans l’immédiat, voire à moyen et long terme, cet acte sera perçu à contre-courant et risque de compromettre les relations de la Tunisie avec le Maroc et ses alliés dans le monde arabe et occidental ? (Illustration : Brahim Ghali, président de la RASD reçu par Kaïs Saïed).
Par Raouf Chatty *
Cet acte ne pourra pas ne pas être lu comme comme un changement de cap dans la politique étrangère de la Tunisie, même si celle-ci s’est toujours dite soucieuse de la neutralité positive, du dosage, de l’équilibre et de la préservation de ses intérêts supérieurs.
En réagissant immédiatement pour protester contre cet acte et rappeler aussitôt son ambassadeur, le gouvernement marocain, pris vraisemblablement au dépourvu car il ne s’attendait pas à un développement, même s’il était sûrement conscient de la froideur sans précédent des relations bilatérales entre les deux pays, était bien dans les normes diplomatiques. Les autorités marocaines ont ainsi accusé le coup, en attendant d’adapter leurs prochaines décisions à la lumière de l’évolution de la situation et avec le minimum de dégâts. Cela vaut également pour les autorités tunisiennes.
Un acte pesé et délibéré
De fait, personne n’est dupe pour croire que l’acte du président Saïed est strictement protocolaire et que ce dernier avait agi sur un coup de tête, même si on lui connaît des attitudes atypiques du même genre.
Personne n’est dupe également pour croire que son ministre des Affaires étrangères ne l’avait pas éclairé à temps sur les conséquences éventuelles de la participation du président de la RASD à la Ticad 8 à Tunis et instruit dans le détail de l’état de nos relations bilatérales avec le Maroc et l’Algérie, des nouveaux équilibres dans la sous-région , des transformations stratégiques, géopolitiques, politiques, militaires, économiques et énergétiques qu’elle connaît en ce moment, des tensions graves qui y règnent et qui s’aggravant de jour en jour, et qui vont davantage bouleverser toutes les données.
Il est certain que le président avait une idée claire de la situation globale dans la région et des conséquences de toute attitude quelle qu’elle soit qu’il pouvait adopter sur la Tunisie et ses intérêts…
La question se pose alors de savoir pourquoi le président de la république a-t-il choisi d’agir ainsi alors qu’il sait que la venue du président de la RASD en Tunisie constitue en soi, dans le contexte maghrébin actuel, un affront au Maroc et qu’elle allait certainement soulever un tollé et des protestations officielles de la part des autorités marocaines…
Voulait-il faire une fleur à l’Algérie (et il en fait beaucoup depuis 2019) au détriment du Maroc même si son acte est démesuré et disproportionné par rapport aux pertes et bénéfices que notre pays, actuellement en très grande difficulté, pourrait enregistrer en rapport à ses relations avec ces deux pays?
La diplomatie marocaine, qui sait parfaitement que la RASD avait officiellement participé aux conférences des Ticad 6 au Kenya en 2016 et au Ticad 7 à Tokyo en 2019 à l’invitation de l’Union Africaine et des pays organisateur, a-t-elle péché par excès de confiance et n’a pas elle agi à temps pour négocier sa participation avec les organisateurs ? Autant de questions délicates et importantes qui méritent réponse …
Un président qui pose devant l’histoire
En tout état de cause et en attendant que l’avenir nous éclairera sur les dessous de cette affaire, on pourrait avancer l’hypothèse que le président Saïed, qui est imprégné d’histoire et beaucoup plus attaché aux principes universels des droits de l’homme a peut-être voulu privilégier ses idées en rapport avec le droit des peuples à l’autodétermination et les faire passer avant les intérêts matériels des États, quitte à sacrifier les intérêts immédiats de la Tunisie…
Sa lecture de la situation globale dans la région est certainement liée à ses idées politiques qui renvoient toujours aux notions d’histoire et de volonté des peuples, comme il ressort toujours de ses discours et interventions…
Dans ce cadre, il n’est pas exclu que Saïed, qui se veut un président non ordinaire et qui veut laisser sa marque et sa trace dans l’histoire de la Tunisie et de région, a dû se rappeler la position du président Habib Bourguiba .Celui-ci avait, en novembre 1960, accepté de parrainer, contre la décision de la Ligue des États Arabes et avant l’indépendance de l’Algérie, la candidature de la Mauritanie à l’Organisation des Nations Unies, alors que le Maroc réclamait sa souveraineté entière sur le territoire mauritanien, qui venait juste d’être rétrocédé par la France, puissance coloniale, aux Mauritaniens.
La Tunisie était ainsi le premier pays à reconnaître l’Etat Mauritanien et sa souveraineté entière sur le territoire mauritanien. Cela avait entraîné la rupture par le Maroc de ses relations diplomatiques avec la Tunisie. Le secrétariat d’Etat aux Affaires étrangères en Tunisie avait à l’époque publié un livre blanc expliquant la position de la Tunisie.
Les contextes de l’époque et celui actuel n’étant pas les mêmes, il est fort à parier que les deux pays auront un travail de titan à faire dans l’avenir pour dépasser de façon sereine cette crise qui s’annonce profonde, et ce sur la base de nouveaux paramètres, dans la sérénité et le respect mutuel, pour aller de l’avant dans la réalisation des intérêts communs des deux peuples et de toute la communauté des peuples maghrébins.
* Diplomate.
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