Pour sortir la Tunisie de la crise, l’idéal serait que le président Saïed prenne très au sérieux les préoccupations des États-Unis et réunisse au plus vite autour de lui les forces politiques, notamment le PDL, l’UGTT, l’Utica et des représentants de l’intelligentsia nationale, à l’exception des islamistes qui ont fait beaucoup de torts à la nation, pour un dialogue national autour de projets réalistes et réalisables, et pour préparer les nouvelles échéances politiques, présidentielle comprise, qui mettraient le pays sur les rails et lui éviteraient un sauts dans l’inconnu.
Par Raouf Chatty *
A quelque trois semaines d’intervalle, des officiels américains (membres du Congrès et sous-secrétaire d’État au Proche-Orient) se sont rendus en Tunisie courant août 2022. Ils ont été reçus en audience par le président de la république en présence du ministre des Affaires étrangères et par d’autres officiels. Ils ont aussi rencontré des représentants de partis de l’opposition, de la société civile et des médias sélectionnés par la mission diplomatique américaine en Tunisie.
Ces deux visites s’ajoutent à bien d’autres initiées unilatéralement par les Américains depuis le coup de force politique du 25 juillet 2021, date du soulèvement populaire historique qui a depuis consacré l’entrée de la Tunisie dans une nouvelle ère politique débarrassée des islamistes, ère entérinée par l’organisation notamment d’un référendum sur une nouvelle constitution, le 25 juillet 2022, et la ratification de ce nouveau texte par le chef de l’Etat.
La multiplication de ces visites et leur succession dans un temps court cachent mal l’inquiétude des Américains quant à l’avenir politique de la Tunisie, un pays qui importe pour leurs intérêts stratégiques dans la région, mais qui devient très instable, tend de plus en plus à se crisper sur le plan politique et qui peine sérieusement à faire face à ses grandes difficultés économiques et sociales.
Friture sur la ligne entre Tunis et Washington
Ces rencontres viennent s’ajouter à la déclaration faite récemment devant la Commission des Affaires étrangères du Congrès par le nouvel ambassadeur américain accrédité à Tunis, qui a été très mal prise par les autorités tunisiennes, et a valu à la cheffe de mission par intérim américaine à Tunis d’être convoquée pour explication par le ministre des Affaires étrangères tunisien.
Il n’y a aucun doute sur la volonté des Américains de ramener le président Saïed «sur la voie de la démocratie, du pluralisme et des droits de l’homme», en l’invitant en particulier à être «inclusif», c’est-à-dire à s’ouvrir à tous les partis sans exclusive, y compris, bien sûr, les islamistes d’Ennahdha.
Les Américains font bizarrement la sourde oreille sur le bilan politique, économique et social catastrophique des islamistes, feignant aussi d’oublier qu’ils ont perdu toute crédibilité en Tunisie et qu’ils sont rejetés par 80 % du peuple tunisien.
La nature des rencontres effectuées par les officiels américains en Tunisie témoignent également de leur volonté d’accroître les pressions sur le président, parer à temps à tout imprévu, maintenir la Tunisie à tout prix dans le giron américain et saper toute velléité de rapprochement ou d’alliance que le chef de l’Etat pourrait manifester en direction d’autres superpuissances comme la Chine ou même la Russie.
Ces rencontres témoignent surtout des préoccupations sérieuses de l’establishment US sur la stabilité politique et sociale en Tunisie, malheureusement de plus en plus fragile et chancelante, sur son évolution politique et sociale, tout comme sur la crise multidimensionnelle chronique que vit le pays.
L’inquiétude des Américains est d’autant plus réelle que notre pays subit directement les conséquences des crises politiques graves qui secouent la région maghrébine particulièrement trouble, dans un contexte extrêmement fragile et compliqué marqué par la reprise des hostilités en Libye et l’exacerbation des tensions entre l’Algérie et le Maroc sur la question du Sahara Occidental et les relations avec Israël.
Il est aujourd’hui clair que les États-Unis veulent se fixer de la manière la plus précise possible sur les réalités sur le terrain en Tunisie, connaître le poids réel de chaque parti, prendre le pouls de la rue à l’orée d’une rentrée politique et sociale qui s’annonce très difficile, les Tunisiens se débattant dans des difficultés économiques et financières énormes et ne sachant plus à quel saint se vouer!
Les projets de Kaïs Saïed inquiètent Washington
Tout porte à penser que les Américains veulent se déterminer quant aux projets que le président de la république nourrit à court et moyen termes pour le pays, projets qui rencontrent une vive opposition de la part de nombreuses forces politiques sur le terrain, notamment le Parti destourien libre (PDL), l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et la plupart des organisations de la société civile.
La stabilité de la Tunisie est une affaire majeure à laquelle les Etats-Unis tiennent énormément pour la préservation de leurs intérêts dans la région. Dans ce cadre, il vaut mieux qu’ils mettent leurs actes en conformité avec leurs discours et soutiennent massivement la Tunisie pour l’aider à relever les défis et non pas se contenter de faire la leçon en matière de démocratie et de droits humains !
Certes, la stabilité de la Tunisie revêt une importance particulière pour eux. Ils sont visiblement inquiétés par les tensions politiques graves et les transformations stratégiques au Maghreb en relation avec plusieurs questions notamment l’ascension de l’Algérie, nouvelle puissance gazière, ses relations avec la Chine et la Russie, ses tensions avec le Maroc, allié majeur des États-Unis.
Bref, les États-Unis veulent visiblement assurer leur présence stratégique en Afrique du Nord et y contenir l’influence russe et chinoise
Les communiqués publiés par la Tunisie et par les États-Unis au terme de ces visites, souvent truffés de sous-entendus, cachent mal le fait que chacune des deux parties privilégie ses vues et son approche de la situation.
Vraisemblablement pas très convaincus des professions de foi du président Saïed, les États-Unis martèlent chaque fois leur attachement aux droits de l’homme, aux libertés, à la démocratie inclusive qui n’écarte aucune force politique des prochaines échéances politiques.
La voix inaudible du président tunisien
Quant au président Saïed, et cela est à mettre à son actif, il monte chaque fois au créneau, se défend de toute velléité dictatoriale ou antidémocratique, tout en mettant au pilori ses détracteurs, en faisant allusion à leur bilan calamiteux, en défend son propre bilan depuis le 25 juillet 2021 et en mettant en évidence les actions qu’il a entreprises pour assainir le pays de tous les maux, notamment la corruption, et en invitant les Américains à examiner la situation sur le terrain avec plus d’objectivité et à ne pas céder aux discours des détracteurs qui, de son avis, travestissent les réalités et servent des intérêts étrangers.
A ses interlocuteurs américains, Kaïs Saïed rappelle les principes de la Charte des Nations Unies, proclame haut et fort son attachement à la souveraineté de la Tunisie, rejette catégoriquement toute ingérence extérieure dans ses affaires internes, les renvoie à leurs propres valeurs et insiste sur la nécessité pour les États-Unis comme pour les pays nantis d’apporter un soutien économique et financier conséquent à la Tunisie pour l’aider à résoudre ses difficultés et à édifier une démocratie viable.
Un examen objectif des communiqués officiels publiés par les deux parties à l’issue de ces rencontres démontre clairement qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’onde.
Le communiqué publié par l’ambassade américaine à Tunis au terme de l’entretien entre le président de la république et la sous-secrétaire d’Etat américaine est visiblement différent de celui de la présidence tunisienne. Il fait état des attentes de la partie américaine vis-à-vis du président Saïed en matière de démocratie et de préparation des prochaines échéances politiques alors que celui de la présidence rappelle l’attachement de la Tunisie à sa souveraineté et son refus de toute ingérence et appelle de ses vœux une écoute plus attentive des doléances économiques et financières de notre pays.
Les choses étant ce qu’elles sont, chacun campant sur ses positions, se pose pour le moment la question de savoir si les États-Unis sont prêts à lâcher du lest et à prêter réellement l’oreille au discours du président Saïed ou vont-ils continuer à souffler le chaud et le froid alors qu’ils savent que le président tunisien est résolu à mettre à exécution sa feuille de route, celle qu’il avait lui même élaborée et qu’il est en train de mettre en application, triomphant (du moins momentanément) de tous les partis politiques et fort de l’appui de ses troupes même si ce soutien a tendance à perdre de son ampleur de jour en jour.
Les prochains mois apporteront leur éclairage à cette question. Toutefois, l’idéal reste que le président lui-même prenne très au sérieux les préoccupations des États-Unis et réunissent au plus vite autour de lui les forces politiques, notamment le PDL, l’UGTT, l’Utica, et des représentants de l’intelligentsia nationale, à l’exception des islamistes qui ont fait beaucoup de torts à la nation, pour un dialogue national autour de projets réalistes et réalisables, et pour préparer les nouvelles échéances politiques, présidentielle comprise, qui mettraient le pays sur les rails et lui éviteraient un saut dans l’inconnu.
Il est encore temps pour se ressaisir, le pays ne pouvant plus de continuer à être géré de manière individuelle avec toutes les conséquences néfastes prévisibles.
A bon entendeur…
* Ancien ambassadeur
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