Où le pouvoir solitaire de Kaïs Saïed va-t-il mener la Tunisie ?

Kaïs Saïed, qui est censé être le président de tous les Tunisiens et le garant de l’unité de la nation, ne rencontre pas les chefs des grands partis qui comptent dans le pays, parce qu’ils s’opposent tous à sa dérive autoritaire, mais il daigne dérouler le tapis rouge aux partis insignifiants, qui participent de cette dérive et cherchent à en profiter. Ce pouvoir solitaire est d’autant plus dangereux qu’il est total, puisque le président Saïed détient aujourd’hui tous les pouvoirs entre ses mains : le constituant, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, même si beaucoup de magistrats continuent de résister à ses assauts répétés.

Par Ridha Kefi

En rencontrant, vendredi 23 septembre 2022, Abid Briki, secrétaire général de Tunisie en avant, un parti qui vient d’être créé il y a quelques mois et qui serait incapable de remplir la salle de conférence d’un hôtel de la place, tout en continuant à snober les chefs des partis les plus importants du pays et qui ont montré leur capacité de mobilisation lors des précédentes joutes électorales, le chef de l’Etat confirme son tempérament autoritaire et son goût prononcé pour le pouvoir personnel, qui le rend peu réceptif aux opinions différentes des siennes ou totalement imperméable aux critiques à son égard.

Des rencontres en catimini

La rencontre de vendredi n’a pas été officiellement annoncée par la présidence de la république (était-ce une rencontre secrète ou déshonorante pour M. Saïed?), mais par le parti d’Abid Briki dans un communiqué publié hier, samedi 24 septembre, qui affirme que l’entretien a porté sur la situation économique et politique et les préparatifs en cours pour les prochaines élections législatives.

Briki a présenté la vision de Tunisie en avant concernant les moyens de gérer les difficultés économiques et sociales, précise le communiqué de ce jeune parti, qui avait exhorté le président, le 19 septembre, à «envisager la possibilité de réviser certains articles de la loi électorale (publiée par décret présidentiel le 15 septembre, Ndlr) afin de remédier à ses lacunes», en confirmant son intention de participer aux élections législatives du 17 décembre malgré des «réserves sur un certain nombre d’articles de la loi électorale».

Ce n’est pas la première fois que le président de la république rencontre des chefs de petits partis en catimini, sans que ses services ressentent la nécessité de l’annoncer publiquement (ce fut le cas du secrétaire général du Mouvement du peuple, Zouhaier Maghzaoui, qu’il avait rencontré le 6 septembre courant), comme si M. Saïed se déshonorait de rencontrer ces seconds couteaux.

Un chef d’Etat qui n’écoute personne

On sait que M. Saïed déteste les partis et considère les corps intermédiaires comme une survivance du vieux monde qu’il veut détruire pour mettre en place une démocratie participative à son goût où les partis seront marginalisés avant de disparaître d’eux-mêmes, comme ne cessent de le crier ses partisans, et notamment son porte-parole officieux, l’inévitable interprète de la Sublime Pensée du Guide Suprême, Ahmed Chaftar. Mais tout de même, les partis ne sont pas encore morts et un chef d’Etat qui se respecte se doit de dialoguer avec eux, surtout dans un pays aux prises avec une grave crise qui menace son unité et sa pérennité.

Et puis, dialoguer avec les partis ne se limite pas à des rencontres en catimini avec les chefs des petites formations qui, par opportunisme plus que par conviction, soutiennent sa dérive autoritaire, mais exige des rencontres publiques pour de véritables échanges sur les moyens d’unir les efforts de la nation, toute la nation sans exclusive, pour élaborer un plan national de redressement accepté et soutenu par toutes les parties. Ce n’est qu’ainsi que le pays retrouvera le chemin de la concorde civile, de la stabilité politique, de la relance économique et de la paix sociale.

Cela M. Saïed n’en veut pas entendre parler et, malgré les ratés de sa gouvernance hasardeuse et hésitante, qui ont plongé le pays dans l’angoisse du présent et l’incertitude de l’avenir, il s’entête à ne prêter l’oreille qu’à l’écho de sa propre voix, comme si le pays n’a pas enfanté des femmes et des hommes capables de contribuer efficacement à son salut, alors qu’il s’empêtre chaque jour un peu plus dans la décadence dans tous les domaines.

La politique du vide

Ce qui inquiète encore plus dans ce qui se passe actuellement en Tunisie c’est le constat de l’absence, dans l’entourage du président, de conseillères ou de conseillers susceptibles d’éclairer par leurs apports respectifs ses décisions, souvent prises sur des coups de tête, par réaction et à l’emporte-pièce, sans aucune évaluation ex ante portant sur le contexte, le contenu, les conditions de mise en œuvre et les réalisations, résultats et effets attendus, comme il sied pour toute intervention publique.

Au lendemain de l’accession de M. Saïed à la présidence, en 2019, il a certes nommé quelques conseillères et conseillers, mais qui n’ont pas tou(e)s tardé à déguerpir, certain(e)s ayant démissionné après seulement quelques semaines passées au palais de Carthage. On évitera de les citer ici car la liste est longue et nous ne voudrions pas remuer le couteau dans la plaie, mais ce fait est assez significatif pour ne pas être signalé dans cet article, d’autant qu’il nous dit beaucoup sur le président de la république lui-même, qui a prouvé à maintes reprises qu’il ne sait pas choisir ses collaborateurs, qu’il «réussit» souvent à en faire d’irréductibles adversaires et, plus grave encore, d’erreur de casting en décision erronée, il finit par faire le vide autour de lui. Et cela, en politique, ne pardonne pas…

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