Beaucoup d’éleveurs ont de plus en plus de problèmes pour nourrir leurs bêtes, en raison de la hausse des prix des aliments pour bétail sur le marché, et certains d’entre eux vont même jusqu’à s’en débarrasser en les vendant à des contrebandiers opérant aux frontières entre la Tunisie et l’Algérie. Au lieu d’œuvrer à assurer la disponibilité des fourrages et la fluidité du ravitaillement, ici et maintenant, le gouvernement préfère continuer à tirer des plans sur la comète.
Par Imed Bahri
En effet, c’est ce moment de pénuries tous azimuts qu’a choisi le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Mahmoud Elyes Hamza, pour nous parler de la stratégie nationale de promotion des ressources fourragères et pastorales, dont l’objectif est de réduire le déficit structurel dans ce secteur.
Dans quel délai ? Le ministre ne le précise pas, mais il affirme que ladite stratégie est en cours d’élaboration par son département. Et eu égard le rythme de l’administration tunisienne, qui n’est pas l’un des plus rapides au monde, on peut estimer l’achèvement du document et sa mise en œuvre à une dizaine d’années, et à une vingtaine d’années sa réalisation. Mais d’ici là, on fait quoi ? Et bien, on palabre dans les conférences et on critique le manque de patriotisme des éleveurs qui vendent leurs bêtes.
On aurait pu faire simple et concret, en s’employant à garantir la disponibilité des aliments pour bétail en quantités suffisantes ici et maintenant pour sauver notre cheptel ovin et bovin, mais on préfère faire beaucoup plus compliqué, en faisant reporter la solution des problèmes d’aujourd’hui à un avenir incertain.
Les solutions reportées à un avenir incertain
On ne peut pas reprocher au ministre, qui s’exprimait, vendredi 14 octobre 2022, à une conférence sur «les ressources fourragères et pastorales face aux défis climatiques et géostratégiques», organisée au Parc des Expositions du Kram à Tunis, en marge du Salon international de l’investissement agricole et de la technologie (Siat 2022), de n’avoir pas pris suffisamment conscience de «l’importante contribution du secteur fourrager dans la réalisation de la sécurité alimentaire», puisqu’il reconnaît que «la balance fourragère connaît un déficit structurel qui été exacerbé par les années de sécheresse et les répercussions des années Covid-19 et de la guerre en Ukraine sur les prix des matières premières et les chaînes d’approvisionnement».
Ce déficit, qui dépasse les 25%, impacte la filière de l’élevage, laquelle joue un rôle important sur le plan économique et social, a encore précisé le ministre, indiquant que les besoins nationaux en produits fourragers s’élèvent à 6200 millions d’unités fourragères contre des ressources disponibles (locales et importées) de l’ordre de 5200 millions d’unités.
Autres chiffres avancés par M. Hamza, qui a bien préparé sa leçon : en Tunisie, «la filière de l’élevage participe à hauteur de 38% à la production agricole, représente 15% des investissements agricoles et contribue fortement à la création d’emploi.»
Cependant, ces chiffres ne justifient nullement la pénurie observée des aliments pour bétails. Au contraire, ils prouvent que les responsables du secteur agricole, lesquels coûtent très cher aux contribuables, ne sont pas suffisamment prévoyants, qu’ils n’anticipent pas les besoins du pays assez à l’avance et qu’ils ne prennent pas les bonnes décisions au bon moment. Aussi la «stratégie nationale de promotion du secteur fourrager et pastoral», dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles, n’aurions-nous pas dû l’avoir préparée et mise en œuvre depuis au moins une dizaine ou une vingtaine d’années ?
Non, M. Hamza et ses collègues du ministère de l’Agriculture ne sont nullement pressés. Puisque ladite «stratégie», on commence à peine à la… préparer. Et dans le cadre de cette «préparation» (espérons qu’elle ne durera pas une éternité), un atelier de réflexion sera bientôt organisé (vous avez bien lu «bientôt») avec tous les intervenants du secteur «pour s’accorder sur une version consensuelle qui reflète les attentes des professionnels et permet de réaliser les objectifs nationaux en la matière».
Déjà, pour «s’accorder sur une version consensuelle», on imagine qu’il faudra une éternité de palabres à n’en plus finir, alors que l’agriculture n’a jamais été une affaire d’opinion, mais une question de bons choix, de stratégies lancées à temps et de rentabilité à court, moyen et long termes. Et cela est une affaire d’ingénieurs agronomes au fait des potentialités du pays et des moyens pour en tirer le meilleur parti. Et de dirigeants politiques assez courageux pour imposer les solutions jugées nécessaires.
Le plein d’indécence
La stratégie en préparation devrait contribuer à réduire le déficit de la balance commerciale fourragère, améliorer le rendement du secteur et encourager l’adoption d’alternatives locales aux semences et variétés fourragères importées à travers la valorisation des résultats de la recherche scientifique, nous apprend encore le ministre qui continue de tirer des plans sur la comète, comme si le grave déficit de la balance commerciale du pays, qui a atteint cette année des sommets inédits, pouvait encore attendre les résultats des travaux de ces directeurs centraux qui font la queue devant les stations-services pour faire leur plein d’essence.
Parmi ces chers cadres de la nation, il y a le directeur général de l’Office de l’élevage et des pâturages (OEP), Ezzeddine Chalghaf, qui a pris part à la même conférence, pour désigner le principal responsable du déficit structurel du secteur fourrager et pastoral en Tunisie. Bien sûr, ce n’est pas lui le responsable parce qu’il n’a pas fait son travail en amont et suffisamment à l’avance pour garantir des quantités suffisantes de fourrages pour les bêtes (ce pour quoi il est censé être payé), mais… ce sont la sécheresse et la faible pluviométrie, qui ont eu des répercussions négatives sur les ressources et les cultures fourragères et partant, sur le cheptel, dit-il. Ah, les salopes ! Il ne les a pas prévues celles-là, la sécheresse et la faible pluviométrie étant, il est vrai, des phénomènes très rares en Tunisie !
Dans son élan d’autojustification, si cher aux hauts responsables tunisiens, M. Chalghaf a désigné d’autres coupables contre lesquels on ne peut rien et qui justifient à ses yeux son incompétence : la pandémie du Covid-19, la guerre russo-ukrainienne et les mesures protectionnistes sur les exportations des matières premières prises par certains pays, lesquels ont provoqué une montée sans précédent des prix et perturbé l’approvisionnement.
Le premier responsable de l’OEP sait pourtant que la Tunisie importe 30% des besoins alimentaires de son cheptel (tourteaux de soja, maïs et orge), mais depuis le temps qu’il sévit au ministère de l’Agriculture, pourquoi ne s’est-il pas employé à réduire cette dépendance, par exemple en développant la culture du soja, du maïs et de l’orge, sachant que la Tunisie dispose d’énormes superficies de terres non exploitées ?
Ce n’est qu’aujourd’hui que M. Chalghaf a donc pris conscience de la nécessité de rechercher des alternatives locales aux produits importés, en parfaite concertation avec les organismes nationaux de recherche scientifique, dont l’Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (Inrat). Dans ce cadre et face aux coûts élevés des protéines de soja importés, un Plan national (encore un ?) pour la promotion du secteur des semences fourragères a été mis en place, à travers le développement des cultures des légumineuses fourragères (fèverole, vesce…) et des plantes fourragères (luzerne), nous apprend-il, sans préciser dans quel délai peut-on s’attendre à cueillir enfin les fruits de ce… «plan». Une décennie ? Deux décennies ? Mais d’ici là, on fait quoi ? M. Chalghaf ne répond pas à cette question…
Il nous ne nous reste donc qu’à accompagner la descente du pays dans l’enfer de la crise.
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