Les espoirs nés avec le Mouvement du 25 juillet 2021 sont morts et le président Kaïs Saïed fait fausse route : il est en train d’enfoncer la Tunisie dans la crise. Il est encore temps pour qu’il se ravise, change de cap et tende la main à ses détracteurs pour créer une dynamique nationale susceptible de sortir le pays de l’impasse où il se trouve aujourd’hui. (Ph. Hamideddine Bouali).
Par Raouf Chatty *
Le soulèvement populaire du 25 juillet 2021 avait sonné le glas de l’islam politique et asséné le coup de grâce à Ennahdha. Le peuple avait pris pour cible, en cette journée historique, le mouvement islamiste tunisien associé intimement dans son esprit à l’arrogance au pouvoir, à la misère, à la paupérisation, aux nombreuses souffrances endurées et à la décadence du pays dans tous les domaines.
Déstructuré, cassé et en lambeaux, Ennahdha et ses dirigeants ont essuyé la colère du peuple, payant lourdement leurs arrogance, myopie politique et gestion catastrophique du pays tout au long de la précédente décennie.
Les efforts qu’ils ont déployés depuis en Tunisie et à l’étranger, au prix d’une mendicité honteuse auprès des chancelleries étrangères, États-Unis d’Amérique en tête, pour ressusciter ce parti en déliquescence et reprendre le chemin du pouvoir, se sont soldés par des échecs notoires.
Les puissances occidentales, qui leur ont miroité un début de soutien, se sont finalement rangées du côté de la rue tunisienne, saisissant très lucidement le verdict du peuple, et reléguant ainsi les islamistes aux oubliettes…
Après l’espoir, le désenchantement
Quinze mois environ après ce grand soulèvement, baptisé «Mouvement du 25 juillet 2021», les espoirs vastes suscités par les actions fortes engagées au début par le président Kaïes Saïed, dont le gel des activités du parlement, l’abolition de facto de la constitution de janvier 2014, la lutte contre la corruption… se sont progressivement évaporés, laissant place à la méfiance, à la déception, au désenchantement.
Le doute a commencé à s’installer à mesure que le président dévoilait, progressivement à petites doses, ses intentions politiques faisant fi des partis politiques et des voix discordantes, et progressant dans la concrétisation de ses propres idées, passant de l’organisation d’un référendum constitutionnel, à l’élaboration d’une nouvelle constitution sur mesure, à la promulgation d’une nouvelle loi électorale adaptée à sa propre doctrine et à la programmation d’élections législatives en décembre prochain, aujourd’hui fortement contestées par ses détracteurs, et suivies avec beaucoup de méfiance au plan international.
Le pays, aujourd’hui plus instable que jamais, n’arrive pas à retrouver son équilibre et ses repères. Il court sérieusement le risque d’un vaste et violent soulèvement populaire sans précédent dans toute la République visant toute la classe politique, et en premier lieu le président de la république lui-même. La crédibilité de celui-ci s’érode progressivement. Pour beaucoup de gens, il n’a pas su utiliser ses vastes pouvoirs pour rassembler les forces politiques et aller de l’avant, donnant ainsi l’occasion à ses détracteurs de le prendre dans son propre piège et de s’allier contre lui pour tenir en échec ses entreprises.
Pénuries tous azimuts
Le pays est assis sur un volcan. La grogne est partout. Les gens se plaignent de leur quotidien extrêmement difficile. Ils n’ont ressenti pratiquement aucune amélioration. Ils souffrent de la cherté excessive de la vie et s’inquiètent sérieusement pour l’avenir de leurs enfants. Ils vivent très mal l’installation d’une dictature totale dans une société de plus en plus tyrannisée par la toute puissance de l’argent, du corporatisme et du clanisme. Ils vivent durement les pénuries des denrées alimentaires, des médicaments et du carburant, du jamais vu dans le pays, même pour les séniors.
Bref, la crise socio-économique de très grande ampleur bat son plein. Les prémices ne trompent pas : des manifestations à Zarzis, avec les embarcations de la mort, à Bizerte, dans les cités de Mornag, Mnihla, Ettadhamen et El-Intilaka, dans la banlieue de Tunis. Et la série va sans doute se poursuivre.
Les gens souffrent également de l’aggravation de la corruption, de la bureaucratie, de la détérioration des services publics (éducation, santé, transports…). Beaucoup rêvent de quitter le pays. Les gens suivent avec une profonde inquiétude le déroulement des négociations entre le gouvernement et le Fonds monétaire international (FMI) et perçoivent déjà très mal les souffrances supplémentaires qu’ils vont endurer très prochainement avec les réformes douloureuses prévues dans le cadre d’un probable accord de prêt. Pis, ils croient de plus en plus que le gouvernement est dans l’incapacité totale de répondre aux attentes minimales du peuple.
Le pire est encore à venir
Les masses populaires éprouvent le sentiment qu’elles ont été dupées par le président qui, à leurs yeux, a abusé de sa position pour cumuler tous les pouvoirs au sein de l’Etat et préparer les conditions pour la mise en œuvre de son projet politique, faisant fi de toutes les critiques d’où qu’elles émanent. La guerre d’usure lancée à son encontre par ses détracteurs dans les médias et dans la rue affaiblit sa position et le fragilise davantage.
Les masses le chargent davantage. Elles estiment de plus en plus que son projet est utopique et qu’il va entraîner le pays dans une anarchie sans précédent. Pour beaucoup de gens, experts comme profanes, il va porter un coup à l’homogénéité et l’unicité de l’Etat et favoriser le retour du tribalisme et du régionalisme.
En outre, ces masses estiment que le président de la république n’a pas été en mesure, alors qu’il a les pleins pouvoirs, d’honorer ses engagements, le pays s’enfonçant de jour en jour dans la misère, l’appauvrissement et la dépression.
Dans ce contexte de tension larvée, et à quelques semaines de l’organisation des élections législatives de plus en plus contestées et de l’entrée en vigueur des réformes économiques douloureuses exigées par le FMI, qui vont impacter durement le quotidien des habitants, que pourrait faire le président de la république et son gouvernement pour éviter le pire au pays ?
Un changement de cap est nécessaire
Plus que jamais, le pays a besoin de sagesse, de franchise et de cohérence à tous les niveaux. Le plus urgent passe aujourd’hui par la formation d’un gouvernement d’union nationale regroupant des hommes et des femmes qui ont une expérience politique et technique avérée des grands dossiers et des affaires de l’Etat, l’organisation en parallèle d’un véritable dialogue national sous la présidence du chef de l’Etat regroupant la centrale syndicale, le patronat, les principaux partis politiques, à l’exception du parti islamiste, le report des élections législatives à une date ultérieure, et l’organisation dans le même temps d’élections présidentielles anticipées.
Ce dialogue national pourrait se focaliser sur un sérieux nettoyage de la constitution dans l’esprit du projet soumis par Sadok Belaid et ses collègues, une revue de la nouvelle loi électorale à la lumière des défaillances mises récemment en évidence et un examen en profondeur des grands dossiers de la nation, notamment ceux se rapportant à l’éducation, à la santé, aux transports, et autres dossiers économiques et sociaux.
Cette démarche réaliste nécessite de l’audace. Elle procède d’une lecture réaliste de la situation extrêmement délicate dans notre pays et vise à lui apporter les solutions appropriées pour la sortir de l’impasse dans laquelle il s’enfonce. Car plus on s’éloigne de la raison et d’une lecture réaliste de la situation dans notre pays, plus on l’enfonce dans la crise.
Il est encore temps de se raviser et de changer de voie, car celle en cours est dans l’impasse. L’entreprise est certes extrêmement difficile, mais elle est réalisable. Il suffit que le bon sens et le patriotisme l’emportent sur les luttes pour le pouvoir qui en douze ans ont mis notre pays à genoux et l’ont réduit à la mendicité.
* Ancien ambassadeur.
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