A l’ère de l’internet et de la manipulation de l’information, du capitalisme de connivence qui écrase tout sur son passage et menace les libertés politiques et les acquis économiques et sociaux, et du terrorisme labellisé «islamique», la lecture de l’ouvrage monumental de Franco Venturi sur l’histoire du socialisme russe dans ses manifestations anarchiste, réformiste, propagandiste, et terroriste, impose des remises en question des idées reçues et des vérités établies, dans la nécessité de lutter contre contre l’hégémonie mondiale du marché.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il est jusqu’à aujourd’hui communément admis que l’Union Soviétique ait été la concrétisation des idées de Karl Marx par Lénine dans le contexte de la Russie, un pays demeuré largement paysan, campagnard, et sous industrialisé. On a appelé cela le marxisme léninisme.
Pourtant l’étude des faits historiques appelle à plus de prudence. Il y a eu un long cheminement entre la première tentative de réformer l’Etat russe en 1824 par ces nobles qu’on a qualifiés de Décembristes, et qui désiraient instaurer une monarchie parlementaire libérale de type britannique, puis les membres de cette intelligentsia russe éclairée réfugiée à l’étranger, en particulier en Suisse, et qui ont été tétanisés par le printemps des peuples de 1848, et les évènements survenus alors en France et en Italie, à l’instar de Herzen qui a cheminé du populisme au libéralisme, puis de Tchernychevski demeuré lui populiste jusqu’à Boukarine l’anarchiste.
Le collectivisme paysan à l’état latent
Toutes ces figures étaient influencées par Lassalle, Louis Blanc, Mazzini, Proudhon, et avaient situé leur combat sur le plan des idées par la publication de journaux dont la circulation était plus ou moins tolérée par l’Etat tsariste selon les nécessités du moment.
Mais la défaite de la Russie en Crimée face à la coalition franco-britannique allait entraîner un changement dans les rapports entre le pouvoir et l’opposition en Russie, en particulier relativement à l’exigence par cette dernière de l’abolition du servage et de la restitution de la terres aux paysans, conformément à la vieille organisation sociale paysanne dite Obshchina, où la terre était la propriété collective de la communauté paysanne.
Ainsi donc le collectivisme existait à l’état latent aux tréfonds de la mémoire et de la culture du peuple russe dont ils constituaient l’un des fondements, à travers l’Obshchina, ainsi que le rappelleraient les Slavophiles qui n’étaient pourtant en rien anti tsaristes. Et tous les mouvements politiques qualifiés de populistes le seraient à cause de cette exigence, celle de la réforme agraire et de la redistribution égalitaire des terres.
Les esprits positivistes et matérialistes de l’intelligentsia inspirée par l’Europe allaient qualifier cela de socialisme, sans pour autant coopter les idées du ‘‘Capital’’ de Karl Marx. Mais voilà que le Tsar Alexandre II semblait donner raison à ses opposants en 1861 en abolissant le servage. S’était il inspiré de ce qui se passait au moment même en Amérique avec la question de l’esclavage? Mais l’exigence financière sur la nécessité pour les paysans de racheter leurs terres ne résolvait pas le problème et n’assurait l’accès à la propriété qu’aux plus riches, ceux qu’on allait appeler les koulaks.
Le triomphe d’une nouvelle bourgeoisie terrienne
En définitive, la libération des serfs sans droit à la terre ne faisait que consolider une nouvelle bourgeoisie terrienne, tout en portant un coup fatal à la collectivité paysanne. Et les soulèvements nationaux polonais de 1861 et 1863 contre l’occupation russe étaient noyés dans le sang.
Des révoltes paysannes inspirées par les dissidences religieuses comme celles des vieux croyants, les raskolnik, et les précédents de Pougatchev et Stenka Razine, éclataient dans les campagnes du côté de la Volga et étaient impitoyablement écrasées par l’armée.
Il y a beaucoup à dire sur la tradition révolutionnaire russe, celle des soulèvements paysans. En général, le Tsar avait toujours bénéficié de la sympathie et du soutien du petit peuple, et ce sont les nobles qui avaient toujours été accusés de l’induire en erreur, en confisquant les droits que lui était disposé à accorder aux serfs et aux miséreux.
C’est dans ce contexte qu’un premier attentat l’avait visé, exécuté par un certain Karakozov, membre d’une organisation clandestine diffusant des écrits séditieux à Kazan, Kharkov, Saint-Pétersbourg et Moscou, tout en soutenant l’agitation dans les universités. La répression avait été féroce et le peuple avait attribué la responsabilité de l’attentat à un complot de la noblesse mécontente par les réformes menées.
Mais quelques années plus tard et après la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870 et la chute de la Commune, la nécessité de faire face au pouvoir tsariste incapable de se réformer imposait un débat essentiellement parmi les étudiants relativement au régime politique adéquat au sein duquel le peuple recouvrerait ses droits économiques et politiques conformément à ses valeurs et traditions.
Les courants réformistes préparent la voie
Avec la constitution de l’Internationale des ouvriers dominée par le réformisme allemand, plusieurs courants se manifestaient. Les anarchistes prônaient une république fédérative des Obschchinas, dont le peuple définirait la forme. Nechaev tentait de créer un parti nihiliste ne reconnaissant ni la morale, ni l’ordre politique ou social, ni la religion, au sein duquel la fin, la conquête du pouvoir, justifierait les moyens, la violence, et où l’organisation détiendrait tous les pouvoirs; mais son implication dans l’assassinat de l’un de ses partisans injustement accusé d’être un mouchard, allait le discréditer. Tkatchev pour sa part mettait l’accent sur l’organisation d’un parti social révolutionnaire chargé de mener le peuple vers le socialisme. Lavrov prônait l’éducation du peuple par la propagande. Mais c’est de Chaikovsky que l’impulsion essentielle, d’inspiration biblique, allait provenir, celle d’aller vers le peuple, entraînant le départ vers la campagne de centaines d’étudiants abandonnant leurs études pour aller éduquer les paysans.
Par la suite, l’Organisation créée, appelée Terre et Liberté (Zemlia i Volia), allait envoyer également des militants mais aussi de nombreuses militantes, dans les usines, afin d’encadrer les ouvriers, et les entraîner à se battre pour leurs droits, par des mouvements revendicatifs, des grèves, et des affrontements avec les policiers et les contremaîtres. Une organisation des ouvriers du Sud de la Russie allait ainsi devenir très active en Ukraine, de tendance radicale, alors que celle des ouvriers du nord, créée plus tard, de tendance plus réformiste, miserait moins sur l’action que sur les revendications.
Mais la guerre contre l’empire ottoman dans les Balkans à partir de 1876 afin de libérer les Slaves du Sud ferait prendre conscience à ces opposants au tsarisme de la nécessité de permettre aux peuples non-russes assujettis au tsar de choisir librement leur destin, en particulier les Polonais. Evidemment ces militants s’exposaient ainsi à une répression sévère. Plusieurs furent exécutés ou envoyés au bagne en Sibérie. Et l’assassinat du général Trépov, le chef de la police, par la militante Vera Zasoulich allait constituer un tournant. Le parti Zemlia i Volia était décapité mais il allait renaître sous une autre forme, celle du parti terroriste Narodnaïa i Volia dont le comité exécutif qui, après plusieurs tentatives infructueuses, allait assassiner le 1 Mars 1881 le Tsar Alexandre II, et celle de Cherni Paredes, dont les revendications réformistes conduiraient à la naissance du Parti social démocrate.
L’assassinat du tsar fut l’un de ces évènements qui pour avoir été prévisible après plusieurs échecs, changèrent le cours de l’histoire. En effet, les réformes qu’il avait entérinées le jour même de sa mort conduisant vers l’établissement d’un régime constitutionnel furent enterrées à jamais par ses successeurs, et cela aboutit à la Révolution d’Octobre de 1917.
L’opportunisme politique des marxistes-léninistes
De tout cet enchaînement des faits, il apparaît que la Fédération des Républiques Socialistes Soviétiques créée par Lénine ne fut en réalité que le fruit des revendications et de l’action propagandiste ou violente des socialistes révolutionnaires russes depuis 1854. Le Parti majoritaire en 1917 était d’ailleurs bien celui appelé Social Révolutionnaire qui représentait l’immense majorité des habitants constituée par les paysans, au socialisme duquel on opposa la vision marxiste de l’histoire, celle de la dictature du prolétariat dont évidemment le parti bolchevik était le représentant.
Le fait curieux fut que, alors que le parti social révolutionnaire s’était rangé à la nécessité d’un régime parlementaire libéral qui permettrait à la campagne russe de rattraper son retard technologique et scientifique tout en préservant les droits juridiques et politiques des paysans avant toute évolution vers le socialisme, les marxistes-léninistes eux, par pur opportunisme politique, violèrent la vision marxiste de la phase capitaliste préalable, et imposèrent grâce à un régime policier le passage immédiat vers le socialisme avec les conséquences désastreuses pour les paysans et les campagnes dont la Russie, après la chute du mur de Berlin, ne s’est jusqu’à présent pas encore relevée. Qui plus est, en prétendant que le socialisme révolutionnaire russe était un phénomène d’envergure mondiale, ils se rendirent coupables du plus grand des mensonges.
Si l’histoire sembla donner raison aux marxistes-léninistes en 1949, quand la révolution bolchevik triompha dans des circonstances différentes en Chine, en s’appuyant elle aussi sur les paysans, celle-ci échoua pour les mêmes raisons, et c’est uniquement après avoir repris le cours de l’histoire dans le sens marxiste du terme, celle du capitalisme, que la Chine s’est relevée, et de quelle manière.
A l’ère de l’internet et des technologies de l’information, du capitalisme de connivence qui écrase tout sur son passage, alors que les peuples du monde sont manipulés par de puissantes multinationales de l’information et que les libertés politiques ainsi que les acquis économiques et sociaux sont partout menacés, et que le terrorisme est devenu un label «islamique», la lecture de l’ouvrage monumental de Franco Venturi sur l’histoire du socialisme russe dans ses manifestations anarchiste, réformiste, propagandiste, et terroriste, impose des remises en question des idées reçues et des vérités établies, qui demeurent toujours d’actualité dans la nécessité de lutter contre contre l’hégémonie mondiale du marché.
* Médecin de pratique libre.
‘‘Roots of Revolution: A History of the Populist and Socialist Movements in 19th Century Russia’’, de Franco Vebnturi, Phoenix Press, 2001, 850 pages.
Donnez votre avis