Le président de la république Kaïs Saïed n’a officiellement pas de parti, mais on ne compte plus ceux qui se réclament de lui et qui le défendent becs et ongles dans les médias. Le spectacle que ces derniers offrent va du folklorique à l’ubuesque. Ce qui nous fait dire que si ces gens accèdent un jour aux hautes charges de l’Etat, ce serait pathétique pour la Tunisie et désespérant pour les Tunisien(ne)s. Explications…
Par Ridha Kéfi
On ne les nommera pas pour ne pas leur faire de la publicité. Ils n’en ont d’ailleurs pas besoin. Tous les Tunisien(ne)s les connaissent désormais, puisqu’ils ne voient et n’entendent presque plus qu’eux dans les médias audio-visuels où ils sévissent du matin au soir, en se présentant sous diverses postures : dirigeants de partis nouvellement créés, et dont on ne sait par quel miracle ils ont poussé comme des champignons; analystes politiques qui jonglent avec les concept «saïediens» pour éclairer nos lanternes, nous pauvres ignorants, sur l’immense philosophie du locataire du palais de Carthage; acteurs politiques tombés de la dernière pluie et qui cherchent à se positionner sur un échiquier éclaté où ils espèrent enfin se frayer une place à peu de frais.
Bref, c’est une humanité hétéroclite, constituée d’illuminés, de révolutionnaires de la 25e heure et d’opportunistes à la petite semaine dont la seule devise est «Pousse-toi que je m’y mette !»
Idéologiquement, ces hâbleurs professionnels qui croient pouvoir convaincre en criant plus haut que les autres appartiennent à des familles de pensée (si pensée ils ont) assez disparates, sans liens logiques ou identifiables entre elles.
Les mauvais calculs des islamistes
Parmi les partisans de Saïed, on retrouve, d’abord, des islamistes de base en quête de recyclage et qui ont identifié en Kaïs Saïed l’un des leurs : un conservateur fortement imbibé, sinon d’islam politique du moins de jurisprudence islamique et de mystique musulmane, et qui ne jure que par le Coran, le prophète Mohamed et le calife Omar : avancer plus avant dans l’Histoire c’est lui faire offense.
Les islamistes qui ont porté Saïed à la magistrature suprême avec une confortable majorité de plus de 72% pensaient pouvoir ensuite l’enrôler et le mettre sous leur coupe, comme ils l’ont fait avec ses deux prédécesseurs Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi. En appelant à voter pour lui au second tour de la présidentielle contre leur allié et obligé, Nabil Karoui, candidat de Qalb Tounes, ils ont cru pouvoir l’utiliser pour «casser» leur principal adversaire politique, la tonitruante présidente du Parti destourien libre, Abir Moussi, dont ils redoutaient et redoutent toujours l’incommensurable hostilité, mais ils étaient loin d’imaginer sa rigidité doctrinale et psychique et, surtout, sa grande soif de pouvoir qu’il n’est pas prêts à partager. Et c’est, finalement, contre leur chef et gourou Rached Ghannouchi qu’il a livré sa première bataille, car dans son esprit, il n’y a pas de place pour deux et le chef islamiste devait «disparaître» le premier de la scène, Abir Moussi ne perdant rien à attendre : elle sera la seconde cible. Elle l’est d’ailleurs déjà depuis quelque temps…
Aujourd’hui, même s’ils donnent l’impression d’être unis contre celui qui incarne à leurs yeux ce qu’ils appellent «le pouvoir putschiste», les islamistes sont plus divisés que jamais au sujet de Saïed. Il y a, d’un côté, les dirigeants centraux et régionaux qui restent plus ou moins fidèles à Ghannouchi, tout en contestant le système népotiste qu’il a imposé au sein d’Ennahdha, et de l’autre, la base du mouvement dont une très grande partie est déjà largement «saïedienne», et cela Saïed le sait, aussi multiplie-t-il les mesures destinées à plaire à cet électorat conservateur qui se reconnaît en lui.
Nationalistes arabes, gauchistes et opportunistes
Parmi les partisans de Saïed, il y a une autre famille politique qui n’a jamais été séduite par la démocratie et qui adore se prosterner aux pieds des dictateurs, y compris les plus sanguinaires d’entre eux, comme Saddam Hussein ou les Assad père et fils. Ces derniers voient le système personnel et autoritaire en train d’être mis en place par Saïed comme une opportunité qui leur permettra sinon d’accéder au pouvoir du moins d’y faire accéder leurs idées, qui sont un mélange de socialisme désuet, de populisme qui ne fait pas manger son homme, de nationalisme arabe et d’anti-occidentalisme. Il faut dire que le locataire du palais de Carthage partage beaucoup de leurs idées – d’où le malentendu qui les fait vivre et donne des ailes à leurs ambitions de pouvoir –, mais de là à accepter de partager avec eux «son» pouvoir, il ne faut tout de même pas rêver… Mais, malgré les doutes qui les assaillent de temps en temps et leur font exprimer des réserves sur la dérive «saïedienne», ils restent cramponnés à leurs illusions.
A côté de ces deux familles politiques, islamiste et nationaliste arabe, qui ont toujours existé en Tunisie, souvent opposées l’une à l’autre, mais qui ont en commun d’instrumentaliser la question identitaire, on trouve parmi les partisans de Saïed quelques gauchistes radicaux en rupture avec le reste du troupeau, qui ont la faiblesse de prendre pour argent comptant le discours égalitariste du locataire du palais de Carthage et sa pseudo guerre contre la corruption, le monopole et la spéculation, tout en fermant volontiers les yeux sur la politique hyper-libérale de son gouvernement.
On trouve aussi parmi les partisans de Saïed, et qui constituent le plus grand nombre du contingent, des personnes sans idées, ni idéaux, ni principes, ni identité politique claire et que seul anime une soif opportuniste de pouvoir.
Ces égarés de la politique, qui ont mangé à tous les râteliers avant de porter leur dévolu sur l’obscur professeur de droit qui parle avec Dieu et tutoie l’Histoire, sont les plus virulents des «saïediens», les plus bavards aussi et qui, à chacun de leurs passages sur les médias audio-visuels, révèlent encore plus leur médiocrité intellectuelle au point qu’ils n’hésitent pas à se donner en spectacle en s’étripant entre eux en direct, se disputant l’«héritage» d’un «père» qui ne les reconnaît même pas et qui les regarde de haut, eux aussi, comme un démiurge inspiré dans son inaccessible olympe.
Est-ce avec cette humanité-là que Kaïs Saïed va bricoler une base politique stable et durable pour le porter de nouveau au pouvoir suprême en 2024 ? Si c’est le cas, souhaitons-lui bonne chance, et souhaitons-nous beaucoup de patience ! Quant à la Tunisie, tout indique qu’elle n’a pas fini de manger son pain noir !
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