«El-Ghourba» : tunisienneté, mezoued et émigration

Depuis l’avènement du Printemps arabe, en 2011, l’unique constante bien ancrée dans la décennie qui a suivi est une hausse exponentielle des candidatures à l’expatriation, quelle soit formelle ou informelle, à tel point que l’on peut définir l’émigration précipitée comme LE phénomène sociale des dix dernières années dans le monde arabe et particulièrement en Tunisie. Phénomène qui a son expression culturelle, notamment le mezoued dans le domaine musical.

Par Jean-Guillaume Lozato *

Tout mélomane tunisien a été amené à se trouver confronté à des complaintes ayant pour source d’inspiration l’émigration et ses conditions de départ, d’organisation… Le folklore musical l’illustre. Un thème qui puise ses origines dans l’exode des travailleurs, renforcé par la terrible hémorragie postrévolutionnaire.

Le mezoued, cornemuse tunisienne, a pour caractéristique de faire subir des inflexions parfois  inattendues au ton d’un chant. Ses variantes tombent à point nommé pour faire ressentir et retentir les aléas de la vie, de l’allégresse à la tristesse.

Toutefois la Tunisie qui chante et qui danse a laissé une place à une Tunisie beaucoup plus pensive, plus mélancolique que nostalgique. Plus analytique aussi. Un peu à la façon des «canzonieri» italiens de l’époque médiévale, lorsque Albertano Da Brescia et ses contemporains philosophaient publiquement en milieu exclusivement urbain.

Le mezoued dans tout ça ? Il sert d’interprète ou tout du moins de paravent plus que de médiateur dans ce dialogue de sourds qui régit la Tunisie de 2022.

Illusion, expatriation, déception

Ainsi ce genre musical fait passer du rêve au réveil face à la réalité. Une réalité ? Des réalités en fait. Qui se superposent dans une cacophonie n’ayant rien de l’orchestration des «mezaoudia». Et des malentendus accouchant d’illusions puis de déceptions. Déceptions rimant avec expatriation. Attardons-nous sur les propos de celles et ceux qui résident à l’étranger…

Pour initier cette démarche, prenons le cas de Ali et Omrane, anciennement réceptionnistes en Tunisie, chacun étant installé en France et y travaillant sans relâche depuis une vingtaine d’années. Ils confirment une sensation d’«archipellisation» : «A l’époque de notre arrivée, il y avait plus d’offres de travail. Mais ça a tellement changé. Déjà les jeunes nés ici en France sont moins avantagés qu’avant et en plus, ils ne saisissent pas toutes les opportunités de formation que ce pays leur propose. Quant aux jeunes qui débarquent de Tunisie, ils sont devenus plus exigeants, et souvent impatients. Alors ils tombent de très haut et peuvent faire mille conneries pour l’argent facile».

Ce constat est partagé par Ramzy, fraîchement régularisé : «Si je me base sur les récits de ceux qui sont ici depuis longtemps, c’était dix fois plus facile avant la crise de 2008. J’ai à peine trente ans et pourtant, je ne comprends pas les jeunes de 20 ou 25 ans qui croient au miracle sans rien faire. Après ceux nés en Europe nous traitent de blédards, surtout les jeunes marocains et algériens».

Ces propos font écho à ceux de Farhat : «L’Europe je connais. J’ai été en France, en Allemagne, en Italie. Du boulot, je trouve qu’il y en a encore. Il faut de la bonne volonté. Je comprends ceux qui tentent leur chance parce qu’à vingt-cinq ans, ils sont encore obligés de demander à leurs parents les deux ou trois dinars nécessaires pour aller tuer le temps au café. Mais quand ils arrivent en Europe, il y a aussi le danger de se faire influencer par les Maghrébins de la deuxième, troisième, quatrième et même cinquième génération, si on compte certains Kabyles».

De l’archipellisation à la distanciation

Ainsi ce cloisonnement établi d’une génération à une autre se présente territorialement puis musicalement en Tunisie comme en France.

A présent s’est installée – du moins en apparence – une régionalisation accrue loin de la centralisation de rigueur sous feu Ben Ali. La disharmonie en est un des symptômes. Pas uniquement cependant.

Tout comme en Libye apparaissent quelques manifestations plus marquées et subites d’attachement au passé berbère, apanage pourtant habituellement réservé au Maroc, et surtout à l’Algérie de par son influente communauté kabyle. Signe avant-coureur de dislocation identitaire ?

Auparavant, l’ère colonisatrice avait donné l’occasion aux Occidentaux de diviser pour mieux régner sur arabophones et berbérophones. Fragmentation linguistique et culturelle se retrouvant sur un axiome civilisationnel inapproprié menant à la confusion.

Conséquences de ce processus de fragmentation, l’apparition de quelques saillies récentes en territoire tunisien, sous forme de conférences dont la berbérité est l’inspiration. Le sixième congrès mondial de la culture amazigh, organisé le 30 septembre 2011, en est un stigmate immédiat après la Révolution du Jasmin.

Le spectre du Printemps Berbère de 1980 plane de nouveau sur l’Afrique du Nord. Musicalement, cela se traduit par des incursions de plus en plus fréquentes d’influences étrangères ou hybrides auprès de l’audiovisuel puis de la jeunesse maghrébine, venant du Machreq ou d’Occident dans ce qu’il a de plus facile à copier.

En Tunisie, bien que le Festival de Carthage fasse de la résistance, une musique fast-food à l’image des réseaux sociaux cherche à conquérir les jeunes Tunisiens, impression confirmée par Salem Mezghanni, figure incontestable de l’organisation sono des mariages tunisiens célébrés en Île-de-France et sur le gouvernorat de Zarzis.

Le patron de MS Music, symbole de réussite croisée entre le sud tunisien et Paris, avait remarqué la naissance du phénomène il y a plusieurs années lorsque pour la première fois de sa vie il n’avait entendu que de la house au cours d’une célébration fêtée par des natifs de banlieue parisienne. «Un peu dommage pour l’âme tunisienne», précise-t-il depuis son annexe située à deux pas du café de Paris au centre de ville de Zarzis.

Outrepassant des aspects liés au divertissement et à la légèreté, le mezoued peut se renforcer ou s’affaiblir dans une nation en pleine crise existentielle.

Un caractère nouveau est en train d’accomplir son chemin au sein de ce genre musical intergénérationnel. Moralisateur, et mobilisateur si on ne lui dresse pas d’obstacles. Ligne de conduite menant l’instrument à vent folklorique d’un cadre artistique vers un échelon supplémentaire, lui attribuant ainsi un rôle de confident privilégié, et de conseiller.

En ce sens, l’expression «Yamma» renvoyant à l’interjection italienne «Mamma Mia» (expression qui avait d’ailleurs été reprise par le passé par Faouzi Ben Gamra) et à la figure maternelle fait écho aux titres ‘‘Yamma gouli’’ de Samir Loussif et plus récemment ‘‘Ghourba yamma saïba’’ de Habib Chenkaoui. Ce dernier morceau remplit les deux missions. Il sert d’avertisseur face aux mirages migratoires, comme si les sonorités compulsives du mezoued se muaient en klaxon, dont le synonyme dans le lexique autoroutier est justement «avertisseur»

Le jour où les Tunisiens cesseront d’écouter le mezoued au profit unique d’une musique aseptisée, alors il sera trop tard. «La culture, c’est ce qui reste ce qui reste quand on tout a oublié», disait Edouard Herriot.

* Enseignant en langue et civilisation italienne en France, auteur de « Italie et Tunisie : entre miroir réfléchissant et miroir déformant ».

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