Gerry Adams fût-il, en Irlande, ce que fût Habib Bourguiba en Tunisie ? Abstraction faite du contexte politique différent, les deux leaders nationalistes avaient beaucoup de points communs et suivi des stratégies similaires dans leurs combats respectifs. A la notable différence qu’à la fin Bourguiba, obtint l’indépendance pleine et entière de son pays ainsi que le départ des troupes étrangères, alors qu’Adams n’obtint, lui, ni l’une ni l’autre.
Par Dr Mounir Hanablia
Gerry Adams fut même plus machiavélique en étant à la fois le chef d’une organisation terroriste et le porte-parole d’un parti politique officiel. Mais à la fin Bourguiba obtint l’indépendance pleine et entière de son pays ainsi que le départ des troupes étrangères.
L’histoire du mouvement national tunisien a été remise en question depuis l’arrivée au pouvoir du parti Ennahdha et la réactualisation de thèses du Parti destourien (vieux), reprises par le courant Yousséfiste (référence à Salah Ben Youssef, Ndlr), relativement à une supposée collusion entre Bourguiba et la France, après les accords d’autonomie interne de 1955 précédés par le désarmement des maquisards fin octobre 1954, immédiatement après le déclenchement de la lutte de libération nationale en Algérie.
En quoi les dissensions rencontrées par le mouvement national tunisien lui ont-elles été spécifiques, et d’une manière plus générale à partir de quel moment la voie de la négociation expose-t-elle ses promoteurs à l’accusation de trahison au risque de déclencher des luttes ouvertes dans un mouvement de libération nationale?
L’étude du conflit irlandais aidera à mieux cerner la complexité de la question. L’Irlande est certes ce pays qui a réussi à se désengager de la guerre et des attentats qui ont durant 36 années, fait 5000 morts, plusieurs milliers de blessés, et conduit des dizaines de milliers de personnes en prison souvent arbitrairement.
Combat politique et/ou lutte armée
Cependant, les particularités du processus de négociation officieusement débuté en 1982 ainsi que les délais importants entre le cessez-le-feu décrété par l’IRA, l’Armée républicaine irlandaise, en 1994, et son auto désarmement en 2005, intriguent et appellent certaines remarques, même si au final, un accord politique mettant définitivement un terme au conflit a été signé entre deux ennemis considérés au départ comme irréductibles, et a abouti à un gouvernement réunissant le parti nationaliste Sinn fein de Gerry Adams , aux «loyalistes» envers la couronne britannique de l’Ulster Unionist Party du pasteur Ian Pesley.
Une telle issue, mettant un terme à un long conflit d’origine coloniale, est-elle envisageable et peut elle servir de modèle à la résolution de situations comparables, telle celle opposant Israéliens et Palestiniens?
Après la partition de l’Irlande, pour les nationalistes, le travail n’avait pas encore été réalisé, à savoir la réunification de l’île sous une autorité politique unique indépendante de celle du Royaume Uni. C’est d’ailleurs dans ce but que l’IRA a été créée, en usant de la lutte armée pour atteindre l’objectif. Et l’armée britannique ainsi que les milices des Irlandais loyalistes, en règle protestantes, victimes de ce qu’ils considéraient comme des actes terroristes, ont organisé des actions de représailles collectives de plus en plus dures contre les catholiques qu’ils assimilaient aux soutiens des nationalistes irlandais.
Mais en 1969 un schisme s’est produit au sein de l’IRA, et il y eut désormais deux organisations, l’officielle et la provisoire. La raison en avait été l’orientation de la direction de l’organisation (officielle) vers le combat politique au détriment de la lutte armée, et son incapacité à repousser les attaques et les destructions occasionnées par les milices protestantes dont les habitants catholiques de certains quartiers nationalistes de la capitale Belfast avaient fait les frais.
L’IRA provisoire réussit à défendre la population contre les milices loyalistes et s’attira ainsi son soutien. Mais face à la recrudescence des actes terroristes des nationalistes contre les forces de l’ordre et les milices, en particulier après le vendredi noir qui avait vu les explosions presque simultanées de près de vingt voitures piégées dans le centre de Belfast, le gouvernement britannique au cours des années 70 durcit la législation anti terroriste, et les prisonniers nationalistes furent considérés comme des droits communs. Des grèves de la faim furent donc entreprises et une dizaine de prisonniers trouvèrent la mort, sans voir satisfaites leurs revendications de jouir d’un régime carcéral spécial.
L’IRA provisoire avait reçu des cargaisons clandestines d’armements de la part du colonel Kadhafi , mais un bateau, l’Eksund , avait été arraisonné au large des côtes françaises, portant un coup d’arrêt au projet d’offensive contre l’armée britannique, et soulevant l’éventualité de l’existence au plus haut échelon de l’organisation d’un informateur opérant pour le compte des Britanniques.
Négociations secrète et règlement politique
Mais à partir de 1982, Gerry Adams, un dirigeant de l’IRA Provisoire, avait entamé des négociations demeurées secrètes avec le premier ministre de la République d’Irlande sur l’éventualité d’un accord de paix avec les Britanniques. Mais pour ce faire, il avait dû éliminer progressivement ses rivaux pour qui toute solution autre que le départ des troupes britanniques de l’île était considérée comme une trahison. La grève de la faim et la mort des prisonniers dans les prisons, dont l’un, Bobby Sands, avait été élu membre du parlement d’Irlande du Nord alors qu’il était en prison, lui servit d’alibi pour faire accepter la nécessité de participer aux élections parlementaires et municipales en République d’Irlande. Une telle éventualité avait toujours été refusée par son organisation qui ne reconnaissait pas la partition de l’île. Et c’est ainsi qu’il s’est lui-même présenté, en tant que membre d’un parti politique civil, le Sinn fein. Mais après s’être assuré la majorité au Conseil de l’Armée de l’IRA, Gerry Adams put imposer un cessez-le-feu à son organisation à partir de 1993 qui fut reconduit de mois en mois et finalement, avec la participation des hommes d’affaires américains d’origine irlandaise et du gouvernement Clinton, aboutit à la signature en 1998 de l’accord dit du Good Friday stipulant la participation des nationalistes aux élections en échange de l’abandon de la lutte armée.
Cependant la question du désarmement de l’organisation, prônée par le plan du sénateur américain Mitchell, restait posée, d’autant qu’en 2004, une attaque effectuée contre le siège de la police de Belfast aboutissait à la récupération par les assaillants des documents secrets révélant l’identité de tous les agents opérant pour les comptes des Britanniques, et qu’un hold-up dans une banque avec prise d’otages rapportait aux auteurs un butin considérable de 26 millions de Livres. Mais l’exécution de mouchards ou considérés comme tels, dont une mère de huit enfants, portait un coup sévère à l’image de marque du Sinn fein, en particulier en Amérique, et était responsable de ses échecs électoraux dans les deux Irlande.
Cependant, après les attentats du 11 septembre 2001 et face à la menace des Américains d’empêcher désormais toute aide financière aux nationalistes irlandais, l’IRA acceptait finalement de détruire son stock d’armements, et cela assurait en 2005 la participation du Sinn fein au gouvernement d’Irlande du nord en tant que second parti, en compagnie de ses ennemis les plus acharnés, les Unionistes.
La duplicité stratégique de Gerry Adams
Qui fut vraiment Gerry Adams et fut-il un agent britannique ? La manière avec laquelle en tant que président du Sinn fein, il nia toujours avoir été le principal membre du commandement militaire de l’IRA peut aujourd’hui surprendre. Les négociations secrètes qu’il entreprit à l’insu de tous et la manière opportuniste avec laquelle il élimina ses opposants dans les votes de l’organisation interpellent. Pour cela, il bénéficia du soutien du gouvernement irlandais, mais aussi, c’est un fait établi, britannique dont les services secrets déjouèrent des projets d’attentats le visant.
Les adversaires d’Adams, et ils sont nombreux, l’ont accusé d’avoir délibérément laissé mourir les grévistes de la faim pour assurer le succès électoral de son parti, et il prétendit un moment que l’IRA ne pourrait plus poursuivre la lutte faute de moyens alors que ses stocks étaient remplis de matériel de guerre fourni par le colonel Kadhafi.
Il aurait également laissé se prolonger indûment un état de guerre sans nécessité en prétendant ne jamais avoir été prévenu des opérations armées souvent sanglantes dont en tant que membre du Comité de l’Armée, il n’aurait pas pu ne pas avoir eu connaissance. Et il n’a pas hésité à tenir un double langage tendant à laisser entendre aux membres de son organisation que ses propositions de paix étaient purement tactiques, que les engagements qu’il prenait publiquement ne seraient pas tenus, et que la lutte armée continuerait.
En fin de compte, les accords qu’il a finalement signés et le désarmement de l’IRA n’ont fait qu’entériner la pérennisation de la présence britannique en Irlande du Nord, ainsi que l’échec de la tentative de réunification de l’île, qui avait toujours été l’objectif des nationalistes irlandais militants depuis 1921.
Gerry Adams n’eut jamais à répondre des crimes commis par son organisation, et en 2014 après son interrogatoire par la police relativement à une plainte d’une des familles d’une victime, il fut relâché. La Libye, elle, fut soumise à un embargo sévère après avoir injustement été accusée d’avoir fait placer une bombe dans l’avion de la Panam qui s’était écrasé à Lockerbie en 1988, dont en réalité les responsables étaient les Iraniens, et Kadhafi connut en 2011 cette fin ignominieuse, que rien n’aurait pu justifier, hormis une rancune tenace, une soif inextinguible de vengeance, et la volonté de faire un exemple.
Gerry Adams fut-il un nouveau Bourguiba? Abstraction faite du contexte politique différent, tous deux furent emprisonnés et firent étalage d’un sens de la survie et d’une capacité de se débarrasser de leurs adversaires et de convaincre leurs militants, hors du commun. Tous deux firent la part entre le souhaitable et le possible. Tous deux virent un engagement américain en leur faveur.
Gerry Adams fut même plus machiavélique en étant à la fois le chef d’une organisation terroriste et le porte-parole d’un parti politique officiel. Mais à la fin Bourguiba obtint l’indépendance pleine et entière de son pays ainsi que le départ des troupes étrangères. Gerry Adams n’obtint, lui, ni l’une ni l’autre. Cela fait toute la différence !
‘‘A secret history of the IRA”, essai de Ed Moloney, 512 pages, octobre 2002.
* Médecin de libre pratique.
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