Par «ils», je veux parler de tous ceux et celles qui, depuis 1987 et aussi depuis 2011, tentent d’effacer, sans succès, le nom du leader incontesté du mouvement d’indépendance de la Tunisie et de la fondation d’un Etat postcolonial, de 1956 à 1987. Y compris lors des manifestations qui se déroulent sur l’île de Djerba depuis quelques jours… (Habib Bourguiba, l’homme de l’avenir, oublié par les hommes du passé, et du… passif).
Par Samir Gharbi *
Habib Bourguiba, 1903-2000, avait une vision non seulement politique mais aussi intellectuelle de la Tunisie moderne. En cela, il avait défendu, dès 1965, l’idée de feu le président sénégalais, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), de donner aux pays ayant la langue française «en partage» une structure internationale au niveau des chefs d’Etat, à l’instar du Commonwealth, créé en 1931 à l’initiative du pays colonisateur.
La structure francophone, elle, sera créée par les pays libérés de la France et non pas à l’initiative de Paris… Car ils étaient conscients de l’apport multiple de la langue française à la culture et à l’économie de leurs pays.
Bourguiba, Senghor, Diori et Sihanouk
Cette idée de Senghor a été aussitôt acceptée et défendue par Habib Bourguiba et deux autres chefs d’Etat, le président Hamani Diori (1916-1989) du Niger et le prince Norodom Sihanouk (1922-2012) du Cambodge. Elle s’était heurtée au véto du président français, le général Charles De Gaulle (1890-1970), qui, à l’époque, voulait préserver sa mainmise sur l’Afrique francophone et empêcher le Canada d’y participer (la France défendait alors la cause du «Québec libre»).
Ce n’est qu’après sa démission en 1969 que son successeur Georges Pompidou (1911-1974) accepta l’idée de la création d’une structure multilatérale francophone le 20 mars 1970. Laquelle sera renforcée avec François Mitterrand (1916-1996) qui initie le rituel du sommet des chefs d’Etat, en organisant à Versailles le 1er Sommet de la Francophonie en février 1986. Mais c’est grâce au président Jacques Chirac (1932-2019) que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) sera mise en place en 2006 et dotée de ressources humaines et financières adéquates*.
Considéré comme «un des pères fondateurs» de la Francophonie, Habib Bourguiba a défendu la langue française à diverses occasions, notamment en 1965 et 1968. J’y reviendrais dans un prochain papier.
Bourguiba et Caïds Essebsi dans l’angle mort de Saïed
A 18e sommet de la Francophonie, qui se tient à Djerba (19-20 novembre 2022), le président tunisien Kaïs Saïed a prononcé le premier discours d’ouverture. Il a fait part de sa culture «francophone» en citant plusieurs grands écrivains, notamment Albert Camus et Victor Hugo, mais il a omis de parler de Habib Bourguiba, ni même de Béji Caïd Essebsi, celui grâce à qui le 18e sommet a élu domicile en Tunisie (sa proposition a été approuvée lors du 17e sommet tenu en Arménie, à Erevan, en 2018). Le président Kaïs Saïed s’est exprimé en langue française. Il a réaffirmé qu’il n’avait aucun complexe vis-à-vis des langues étrangères, mais que la langue arabe constitue sa «patrie», pastichant ainsi une citation du philosophe Albert Camus (1913-1960) : «Oui j’ai une patrie, la langue française.»
Le président tunisien a aussi cité l’écrivain hongrois, Arthur Koestler (1905-1983), et son célèbre roman ‘‘Le Zéro et l’Infini’’ paru en 1940. Ainsi que Victor Hugo (1802-1885) : «Il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien.», une citation archi connue tirée du roman ‘‘Les Misérables’’ (2e partie, ‘‘Cosette’’), publiée en 1862. Avant de conclure sur l’homme et l’humanisme et, pour faire plaisir, au président en exercice de la Francophonie, le Premier ministre arménien, Nikol Pashinyan, il a évoqué un proverbe arménien sur le chiffre du trois. «Pour préparer l’arbre de Noël, il faut trois choses : outre les ornements et l’arbre, la foi dans les beaux jours qui vont venir.» Applaudissements.
En charge du protocole de la séance, Oria Vande Weghe, directrice de la Communication et porte-parole de la Francophonie, a remercié le président tunisien «pour ses paroles très inspirantes», avant de passer la parole au Premier ministre arménien.
«Nous tenons à rendre un hommage appuyé au Président Habib Bourguiba, l’un des fondateurs de la francophonie», a déclaré, sans tarder, Nikol Pashinyan lors de sa brève allocution sachant qu’il cède, le 20 novembre, la présidence en exercice à Kaïs Saïed.
Puis c’est le tour de la Rwandaise Louise Mushikiwabo, de présenter son bilan et ses perspectives en tant que secrétaire générale de la Francophonie, en fonction depuis 2019 (elle devra être reconduite).
Naturellement, logiquement, elle reprend la flamme amorcée par Nikol Pashinyan, en la développant avec amplitude et empathie. Extrait intégral que j’ai repris de son allocution : «La Francophonie vient de l’idée lumineuse, partagée en 1970, voici maintenant cinquante-deux ans, par quatre chefs d’Etat, trois Africains et un Asiatique, de créer ce formidable instrument de rapprochement entre les peuples, cette Organisation internationale de la Francophonie. Parmi ces visionnaires, figure, en bonne place, un fils de ce beau pays qu’est la Tunisie, Habib Bourguiba, le père de la nation tunisienne, à qui je veux rendre hommage aujourd’hui, sur ses terres.
Le président Bourguiba était en avance sur son temps, convaincu des bienfaits de la politique interculturelle, adepte de l’éducation bilingue, engagé pour le progrès du statut de la femme, des piliers qui restent encore de nos jours ceux de la société tunisienne et aussi de la coopération francophone. Il avait d’ailleurs compris très tôt, Habib Bourguiba, l’immense pouvoir de rassemblement de la langue française.
N’avait-il pas dès 1965, devant l’Assemblée nationale du Niger, qualifié la langue française, et je cite encore une fois, de ‘‘lien remarquable de parenté qui dépasse en force le lien de l’idéologie’’. Il avait précisé, je cite encore : ‘‘La langue française constitue l’appoint à notre patrimoine culturel, enrichit notre pensée, exprime notre action, contribue à forger notre destin intellectuel et à faire de nous des hommes et des femmes à part entière…’’»
(*) En 1979, à l’initiative de Jacques Chirac, alors maire de Paris, les maires des capitales et métropoles francophones créent leur réseau : l’Association internationale des maires francophones (AIMF) qui devient, en 1995, un des opérateurs de la Francophonie.
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