Tahar Ben Ammar, le combattant subtil de l’indépendance de la Tunisie

En 1969, après le désastre des coopératives, Habib Bourguiba en larmes trouva utile de tirer Tahar Ben Ammar de sa retraite pour le décorer. Geste bien tardif, quand on sait l’humiliation que le Combattant suprême fit subir au Combattant subtil, dont l’unique tort fut, aux yeux de son rival, d’avoir signé l’accord de l’indépendance, le 20 mars 1956, à Paris.   

Par Dr Mounir Hanablia *

Si Tahar Ben Ammar (1889-1985) n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Président de la Chambre d’Agriculture, du groupe tunisien au sein du Grand Conseil, membre du Conseil consultatif pour l’Afrique du Nord, président du Front National, ami du Prince Fayçal d’Arabie, de l’Agha Khan, Edgar Faure, François Mitterrand, Richard Nixon, le Sultan Mohamed V du Maroc au bénéfice de qui il intercéda afin d’en obtenir le retour d’exil, ses références et son carnet d’adresses ont de quoi impressionner. Il avait ce don rare de susciter des amitiés, et de les conserver.

Architecte de l’autonomie interne puis de l’indépendance de la Tunisie, c’est lui qui en tant que chef du gouvernement de la régence avait conduit des négociations dures sans concessions avec la partie française, avec en toile de fond l’hostilité du lobby colonial français, la rivalité entre Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, et les manœuvres du palais beylical et de la résidence générale française.

Le porte-parole de la Tunisie en France

Tahar Ben Ammar, dès 1921, avait été le porte-parole de la Tunisie en France en faveur d’une Constitution ouvrant la voie vers la reconnaissance ultérieure de la souveraineté nationale en accord avec la déclaration du président américaine Wilson.

Il avait été en 1920 l’un des membres fondateurs du Parti libéral constitutionnel (Destour) présidé par Abdelaziz Thaalbi et s’en était retiré pour garder sa marge de manœuvre. D’une manière générale, et lors du cheminement vers l’indépendance, il avait été en symbiose avec Habib Bourguiba.

L’auteur du livre laisse penser que son père jouissait d’une large marge de manœuvre, sinon d’une liberté totale, et qu’en général, il informait plus qu’il ne consultait le président du parti Néo-Destour, qui quoique souvent en détention ou en résidence surveillée, détenait la réalité du pouvoir au sein du mouvement national tunisien.

Ainsi contre Salah Ben Youssef, Tahar Ben Ammar, adepte de la réalisation des objectifs par étapes, se situa toujours fort logiquement dans le camp de Habib Bourguiba et il se prêta même à la manœuvre (c’en était bien une!) qui poussa le secrétaire général du Néo-Destour déchu à s’enfuir en Libye en janvier 1956. Cela mit fin à la guerre civile qui menaçait d’emporter le pays.

Malgré cela et après les accords de l’indépendance, il tenta de le convaincre de revenir, estimant que la principale pomme de discorde entre les deux hommes avait disparu. Mais c’était méconnaître l’hostilité implacable qui désormais séparait irrémédiablement les deux têtes du Néo-Destour. Et quand Bourguiba prit entre ses mains les rênes du pays, personne n’imaginait la suite, avec l’emprisonnement en 1958 de Tahar Ben Ammar et de son épouse pour une histoire scabreuse montée de toutes pièces, d’un recel de bijoux et d’argent appartenant à la famille du Bey.

Le Combattant Suprême et le Combattant Subtil

En refusant de s’insérer dans les basses manœuvres dont le but était de justifier l’abolition du Beylicat devant le souverain marocain, Tahar Ben Ammar s’exposa ainsi à la vindicte de Bourguiba dont le caractère ombrageux et la rancune n’ont pas peu contribué à l’instauration de son pouvoir personnel et son emprise sur le parti.

Ainsi parmi tous les membres du Néo-Destour qui comptaient, seuls Bechir Ben Yahmed et Mohamed Masmoudi osèrent critiquer l’injustice flagrante, au risque d’en subir des conséquences durables. Et les maquisards qui se souvenaient comment il leur avait fait parvenir des cargaisons d’armes lors de la lutte armée et qui se proposaient de protester pour le soutenir furent priés de garder leur calme, de préserver la paix civile, et de le laisser se défendre seul. 

En fin de compte, Tahar Ben Ammar a subi un redressement fiscal, auquel cas les services du ministère des Finances eussent dû suffire pour faire l’économie d’un mauvais procès conduit par une justice d’exception, et cinq mois d’emprisonnement avec son épouse pour les soi-disant besoins de l’enquête, mais cette affaire marqua sa fin politique, et Bourguiba eut ainsi le champ libre pour remodeler l’Histoire et les mémoires à son image.

Jalousie? Orgueil? Accuser un fin politique comme le chef du Néo-Destour de mégalomanie ne suffirait pas à convaincre. Le plus probable est que le Combattant Suprême craignît le Combattant Subtil, en raison de l’étendue de ses relations françaises et internationales, de son influence, son rayonnement à l’intérieur même du pays, sa forte personnalité.

Lors du procès, si on peut qualifier ainsi la mascarade dont il fit l’objet, Tahar Ben Ammar fut questionné à propos d’un document obtenu par le résident général dont Habib Bourguiba était le détenteur, de Mohamed Salah Mzali, et du projet de réforme limitée du résident général Voizard, soutenu par le Bey et/ou son fils Chedli, avec un gouvernement et un parlement tunisiens incluant «de jure» des Français. Ce projet avait visiblement déboussolé un militant aussi chevronné que Hédi Nouira, au point de le pousser à démissionner des instances dirigeantes du Néo-Destour. Or, Voizard aurait été, tout comme Mzali, franc-maçon, selon l’auteur du livre.

Nationalisme ombrageux et nationalisme apaisé

Sans doute, lors du procès, voulait-on insinuer que Tahar Ben Ammar le fût également, mais il s’est toujours opposé aux menées du résident général visant à empêcher l’émergence  d’institutions tunisiennes homogènes, c’est- à dire réservées aux seuls Tunisiens de souche. Quelle souche? Il compta de nombreux juifs tunisiens parmi ses amis et collaborateurs et il ne faut pas oublier ses contacts avec Elie Cohen Hadria ou André Duran Angliviel, le rôle déterminant que joua un homme comme l’avocat Albert Bessis omniprésent lors des négociations avec la France, ni les liens tissés avec Lucie Faure, l’épouse d’Edgar, qui avait trouvé refuge à Nabeul durant l’occupation allemande de la France et qui lui ouvrit souvent les colonnes de sa revue La nef.  Il n’en fut pas pour autant un cosmopolite, son engagement en faveur de l’indépendance totale du pays fut immanent, jamais contredit par les faits ou les évènements.

Ainsi, face au nationalisme ombrageux et au réformisme radical de Bourguiba, d’expression populiste, Tahar Ben Ammar représentait le nationalisme apaisé et le réformisme modéré des milieux d’affaires et des grands propriétaires terriens entretenant des relations cordiales avec le capitalisme étranger, qui se serait volontiers accommodé d’une monarchie parlementaire de type britannique, sinon on peut le supposer proche du modèle marocain. Bref, il constituait une alternative politique crédible, et cela, un régime nationaliste autoritaire tirant sa légitimité de l’adhésion des masses ne pouvait pas le tolérer.

En 1969, après le désastre des coopératives, un Bourguiba en larmes trouva utile de le tirer de sa retraite pour le décorer. Néanmoins, on se posera toujours la question de savoir comment le fils d’un agriculteur et éleveur aisé ayant quitté le lycée Carnot avant le baccalauréat pour diriger les affaires de sa famille, aura pu maîtriser de cette manière la langue de Molière ainsi que les subtilités de la politique nationale et internationale, et sera vu ouvrir toutes les portes, y compris celles du président américain Wilson en 1921, au point de devenir l’interlocuteur indispensable lors des négociations pour l’indépendance de son pays. Il y a là un mystère qui n’altère en rien le charme et la grandeur du personnage trente sept ans après sa mort. 

* Médecin de libre pratique.

‘‘Tahar Ben Ammar, le combat d’un homme, le destin d’une nation’’ (en arabe), par Chedly Ben Ammar, Tunis, 2015.

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