Les contre-vérités sur la situation des droits de l’homme en Tunisie

Le Rapport national soumis récemment par la Tunisie au Conseil des droits de l’homme à Genève présente des demi-vérités voire des contre-vérités et des omissions notoires. (Illustration : Kamel Jendoubi, Wahid Ferchichi et Bochra Belhaj Hmida).

Par Wahid Ferchichi *

La Tunisie présente et discute son 4e Rapport périodique universel, le 8 novembre 2022, devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, et ce conformément aux résolutions 5/1 et 16/21 du Conseil des droits de l’homme.

Le rapport tunisien a été déposé le 29 août dernier et rendu public en octobre. L’Etat à travers le mécanisme national d’établissement des rapports et de suivi des recommandations, à savoir la Commission nationale de coordination, d’élaboration et de présentation des rapports et de suivi des recommandations dans le domaine des droits de l’Homme, a présenté sa lecture de l’état des droits humains couvrant la période 2017-2022.

Dans ce rapport l’Etat se vante de ses réalisations et grands exploits en matière des droits humains. La démarche adoptée n’a fait à notre sens que présenter des demi-vérités voire des contre-vérités et des omissions notoires.

1. Les demi-vérités : se voiler la face !

Nombreux sont les domaines où l’Etat s’est vanté de ses réalisations, en les présentant comme étant de grandes avancées en matière des droits humains, en oubliant de mentionner les différents freins qui freinent leurs accomplissements.

1.1. De la longue liste des textes internationaux ratifiés mais peu de mise en application (paragraphe 7)

Dans le rapport tunisien, l’Etat énumère les textes internationaux ratifiés depuis 2017, il s’agit de la liste suivante :

• Le troisième Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation des communications;

• Le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique;

• La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels;

• La Convention n° 108 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel et son Protocole additionnel no. 181 concernant les autorités de contrôle et les flux transfrontières de données ;

Toutefois, cette belle palette de conventions et protocoles est restée figée dans le journal officiel. En effet, mis à part l’insertion de quelques articles relatifs à la protection des enfants de tous abus sexuels sur le web (dans le cadre d’un décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication), aucun des autres textes juridiques n’a été mis en application. 

De même, les déclarations politiques et certaines dispositions de la nouvelle constitution contredisent ouvertement ces avancées conventionnelles (les déclarations sur l’égalité en matière d’héritage et l’article 5 de la Constitution de 2022, voir la partie consacrée aux contre-vérités).

Par ailleurs, l’Etat a omis de citer parmi les textes internationaux ceux portant sur les droits environnementaux et culturels (la liste ou même quelques exemples), ce qui témoigne d’une compréhension tronquée des droits humains, puisque l’Etat ne considère pas ces conventions comme étant ayant trait aux droits humains ! (Le protocole de Nagoya, l’accord de Paris…)

1.2. Les réformes législatives : un mécanisme trompe-l’œil ! (paragraphe 12)

Le rapport cite : La législation tunisienne a été renforcée grâce à l’adoption de plusieurs textes donnant suite aux recommandations issues de l’Examen périodique universel de 2017, comme la loi relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, la loi sur l’élimination de la discrimination raciale, la loi sur l’emploi domestique, la loi portant création de l’Instance des droits de l’homme et la loi relative à l’Instance du développement durable et des droits des générations futures.

Rappelons à ce niveau, que mis à part la loi 58 relative à l’élimination de la violence à l’égard de la femme (qui a été partiellement mise en application), toutes les autres législations adoptées entre 2018 et 2021 restent toujours lettre morte ! Les instances créées par la Constitution de 2014 et dont les lois ont été adoptées (entre 2017 et 2019) n’ont été mise en place. D’autant plus qu’à partir du 25 juillet 2021, et après l’adoption de la Constitution de 2022, la volonté politique s’est dirigée vers la suppression des instances constitutionnelles : seule l’instance des élections a été maintenue dans la nouvelle constitution ! Quant à la loi sur l’élimination de la discrimination raciale, elle attend toujours sa mise en application à travers la mise en place de la commission nationale de prévention de la discrimination raciale, qui ne voit toujours pas le jour !

1.3. Les réformes institutionnelles : la fin de l’autonomie !  (Paragraphes 16-29)

Faisant des réformes institutionnelles une fierté du rapport EPU, l’Etat tunisien n’a présenté que des demi-vérités pour certaines et il a menti sur d’autres.

  • Les instances constitutionnelles :

Citant le grand apport de la constitution en matière de la Cour et d’instances constitutionnelles, le rapport cache le fait que sur les 5 instances créées par la Constitution de 2014, la nouvelle constitution de 2022 n’en garde qu’une seule, et que les lois relatives à ces instances (adoptées entre 2017 et 2019) ne sont plus en vigueur puisqu’elles se contredisent avec certaines dispositions de la nouvelle constitution.

  • La cour constitutionnelle :

La loi de 2015 est devenue désuète après l’adoption de la constitution de 2022 qui prévoit un statut et une composition complètement différents de ceux prévus par la constitution de 2014 et la loi de 2015.

  • Le Conseil supérieur de la magistrature :

Le Rapport parle des dernières réformes de 2022, dans des termes descriptifs sans aucune évaluation : «Le Conseil supérieur de la magistrature a été réorganisé par le décret-loi n° 2022-11 du 12 février 2022, relatif à la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature dont le décret Présidentiel n° 2022-217 du 7 mars 2022, portant nomination des membres des conseils provisoires de la magistrature.

Le décret-loi n° 2022-11 du 12 février 2022, relatif à la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature a été complété par le décret n°2022-35 du 1er juin 2022.

Le chapitre IV de la nouvelle constitution comporte une section consacrée aux différentes catégories de la fonction juridictionnelle».

Cette présentation neutre est à notre sens une manipulation des données et de la réalité : le 12 février 2022, le président de la République a dissout le CSM (légalement élu et constitué), il l’a remplacé par un CSPM qu’il a lui-même désigné les membres, et pourtant il ne le consulte pas pour les questions relevant de sa compétence. Il en est ainsi, lorsque le Président de la République a adopté un décret le 1er juin révoquant 57 magistrat.e.s sans passer par le CSPM qu’il a nommé !

Ainsi, les réformes institutionnelles ont pour objectif de mettre terme à toute indépendance des organes constitutionnels : cour constitutionnelle, CSM et Instances constitutionnelles.

L’exemple frappant demeure celui de l’Instance supérieure indépendante pour les élections.

  • L’Instance supérieure indépendante pour les élections :

Le Rapport cite les dernières réformes en termes neutres et descriptives, «le décret-loi n°2022-22 du 21 avril 2022, modifiant et complétant certaines dispositions de la loi organique n° 2012-23 du 20 décembre 2012, relative à l’Instance supérieure indépendante pour les élections a été promulgué, de même que le décret présidentiel n°2022-459 portant nomination des membres du Conseil de l’Instance supérieure indépendante pour les élections». Rappelons que ces réformes ont été introduites pour permettre au Président de la République d’écarter l’Instance élue légalement et instaurer une instance dont les membres sont nommés par le chef de l’Etat et qui lui sont entièrement acquis. Il en témoigne l’acceptation de cette instance de tous les dictats du Président : le changement de toutes les règles relatives aux élections et aux référendums quelques semaines avant leur tenue, la publication du projet de la constitution le 30 juin et sa modification le 8 juillet (deux semaines avant le référendum…).

Ces demi-vérités citées dans le rapport de l’Etat en vue de l’EPU, atteignent des proportions choquantes, lorsqu’elles se transforment en des contre-vérités (les mensonges de l’Etat).

2. Des contre-vérités indignes, des mensonges d’Etat

Le Rapport déposé en vue de l’EPU regorge de mensonges ! Ils sont tellement nombreux, et nous ne présenterons ici que les plus flagrantes :

2.1. Des contre-vérités liées aux réformes engagées

  • Le conseil national des régions et districts :

«La Constitution de la nouvelle République renforce le système institutionnel de protection des droits de l’homme via l’institution du Conseil national des régions et districts» (paragraphe 43). Le rapport de 2022, présente le Conseil national des régions et districts comme étant une réforme qui permettraient la consolidation des droits humains ! Toutefois, le mode de désignation des membres de ce conseil, n’a rien à voir avec les règles de la démocratie représentative. Il s’agit d’un conseil coopté au niveau local et régional, pouvant traduire des intérêts de groupes influents et puissants au niveau de leur localité et qui pourraient par la suite concurrencer et bloquer les réformes engagées par le parlement (notamment en matière du budget de l’Etat et des plans de développement) élu dans le cadre d’un suffrage universel, libre, direct et secret.

  • La proclamation et la prorogation de l’état d’urgence :

D’après le rapport ces aspects «sont régis par le décret no 1978-50. Une initiative législative a été présentée afin d’aligner ce texte sur les normes internationales, en assurant un équilibre entre les exigences de la sécurité publique et la protection des droits de l’Homme. Cette initiative a été débattue en Conseil des ministres et transmise au Parlement en 2018».  (paragraphe 82).

Cette présentation du cadre de l’état d’urgence en Tunisie est complètement erronée : le recours à cette technique d’exception s’est amplifié depuis le 25 juillet 2021. Le Président de la République a activé tout l’arsenal ayant trait à l’état d’exception et à l’état d’urgence : il a suspendu le parlement et l’a dissout et s’est autoproclamé législateur. En plus, il révoqué le chef du gouvernement et a nommé un nouveau gouvernement, il a dissout l’instance de lutte contre la corruption, le conseil supérieur de la magistrature et l’instance supérieure pour les élections et l’a faite remplacée par une autre qu’il a choisi lui-même les membres… Il a aussi préparé une nouvelle constitution et l’a faite adoptée par référendum. De même, il a appelé à des élections législatives en modifiant la loi électorale… Une grande réforme certes mais qui a pour objectif d’instituer un régime politique autoritaire et basée sur la concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République : un super-président qui n’est pas redevable !

  • Droits des femmes :

D’après le Rapport : «La nouvelle constitution consacre l’égalité entre tous les citoyens et citoyennes et dispose que l’État s’engage à protéger les droits acquis des femmes, à les promouvoir et à les consolider, à garantir l’égalité des chances entre hommes et femmes dans l’exercice des diverses responsabilités et dans tous les domaines, ainsi qu’à réaliser la parité entre hommes et femmes au sein des assemblées élues» (paragraphe 125). Cette disposition n’est pas un apport de la constitution de 2022. Elle a été déjà consacrée dans le cadre de la constitution de 2014. Toutefois, sa mise en application traine et pourrait être bloquée par le reste des dispositions de la nouvelle constitution et notamment avec un discours présidentiel pas du tout favorable aux droits des femmes. En effet, la Tunisie, a ratifié le protocole de Maputo depuis 2018 et pourtant les législations tunisiennes restent toujours discriminatoires : le mari est toujours le chef de famille et c’est lui qui exerce la tutelle sur les enfants, et il bénéficie des avantages fiscaux liés à la famille, les femmes héritent toujours la moitié de la part des hommes, elles n’accordent pas automatiquement leur nationalité à leur époux non tunisien, contrairement à l’homme tunisien… Enfin, la Tunisie a signé la Convention d’Istanbul mais les autorités publiques n’ont pas procédé à sa ratification !

  • La question des stupéfiants et la surpopulation carcérale

Dans son rapport, l’Etat tunisien avance que la loi n°1992-52 relative aux stupéfiants, telle que modifié par «loi n° 2017-39 accorde aux magistrats un pouvoir discrétionnaire plus étendu en matière d’individualisation des peines applicables aux primo-consommateurs de drogue». (paragraphe 97). Cette réforme était justifiée par l’objectif de faire bénéficier les jeunes (étudiants, employés…) de conditions atténuantes et de remplacer leur peines par un sursis à exécution. Ceci allait réduire la population carcérale de 1/3 tiers. Toutefois, 5 ans après l’entrée en vigueur de la réforme, la population carcérale est toujours composée du tiers des détenus pour consommation de stupéfiants. Ceci s’explique par le fait que la majorité écrasante des personnes traduites depuis 2017, sont traduite pour consommation et trafic de stupéfiants, ceci entraine leur arrestation pour une longue période souvent dépassant un an avant le jugement et bien sûr ils ne peuvent plus bénéficier des conditions atténuantes !

2.2. Des contre-vérités liées aux réformes projetées :

  • Les réformes pénales

Selon le Rapport, la Tunisie s’emploie actuellement à réviser le Code pénal conformément aux normes internationales, notamment l’article 101 bis relatif à la notion de torture. (paragraphe 59) Il s’agit là d’une contre-vérité, ce travail a été déjà entamé depuis 2014, et on ne voit aucun résultat depuis. De même, la commission qui travaillait sur la réforme du code de procédure pénale a déjà achevé son rapport depuis 2018, ledit projet a fait l’objet d’un conseil des ministres qu’il l’a déjà validé, mais l’autorité politique en place ne l’a ni examiné, ni adopté par décret-loi. Par ailleurs, dire que les réformes se font conformément aux normes internationales constitue un mensonge notoire, puisque les textes juridiques liées aux libertés et adoptés depuis le 25 juillet 2021, ne correspondent pas aux normes internationales. Un exemple récent est très significatif : il s’agit du décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication. Un texte qui permet à l’Etat de contrôler, de censurer et de punir la liberté d’expression en la qualifiant de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population (article 24 du décret-loi).

  • Libertés associatives :

Selon le rapport, le Gouvernement s’emploie à réviser le décret n°2011-88 en y associant les composantes de la société civile (paragraphe 105). Cette présentation est fausse et cache une manipulation. En fait, le gouvernement a laissé fuiter un projet de révision du décret-loi 2011-88 relatif aux associations, qui a pour objectif de réinstaurer un régime d’autorisation préalable déguisé. De lourds contrôles sur les associations (administratifs et financier), une intervention dans leur fonctionnement et de larges pouvoirs pour arrêter et dissoudre les associations. Un projet entièrement refusé par les OSC.

  • La peine de mort :

Nous lisons dans le rapport « la question de la peine de mort continue de faire l’objet de controverses et de susciter des divergences d’opinion au sein de la société tunisienne (paragraphe 85). Rappelons que cette question suscite partout des controverses et des divergences, y compris dans les Etats qui l’ont déjà abolies ! Donc, avancer cet argument pour n’engager aucun débat en la matière et de passer à son abolition après plus de 30 ans de moratoire, demeure à notre sens hypocrite et irrationnel !

2.3. Des contre-vérités maquillant des pratiques discriminatoires ! 

Lutte contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle :

D’après le rapport national : «L’objectif de l’examen anal n’est pas de déterminer l’homosexualité ou l’orientation sexuelle des personnes. Il est pratiqué sur toutes les victimes, car c’est le seul moyen de prouver qu’elles ont subi un acte sexuel par pénétration anale. Cet examen n’est pratiqué qu’avec le consentement de la personne concernée et n’est pas considéré comme une présomption d’infraction, conformément à l’article 230 du Code pénal. Le médecin légiste est également tenu de respecter la volonté des personnes qu’il examine, conformément au Code de déontologie médicale, sous peine de sanctions disciplinaires ou pénales» (paragraphes 172-173).

Cette présentation de la question constitue une manipulation flagrante de la réalité : le test anal se pratique depuis 2017, pour prouver l’homosexualité des personnes, les dizaines de décisions rendues par la justice le confirment, alors que la Tunisie s’est engagée depuis 2017 à ne plus pratiquer ce test ! Ces mêmes décisions confirment aussi que le refus du test anal est considéré par les juges comme étant une présomption d’homosexualité. Ceci a été confirmé par le l’expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle, lors de sa visite en Tunisie en juin 2021.

  • Droits économiques, sociaux et culturels des Amazighs

«Les Amazighs, jouissent de leurs droits dans tous les domaines sans aucune discrimination, ni exclusion ou marginalisation. Les institutions éducatives et culturelles valorisent le patrimoine culturel amazigh et l’école a vocation à enraciner et affermir ce patrimoine dans toutes ses composantes historiques et culturelles. À partir de 2024, la culture amazighe sera intégrée aux programmes scolaires officiels, via des activités culturelles assurées par des clubs à l’intention des personnes intéressées» (paragraphes 246-248).

Ces propos du rapport national, cachent des contre-vérités flagrantes et des mensonges. D’un côté, il n’y a aucune reconnaissance officielle de la culture et de l’identité amazighes. D’un autre côté, dire que à partir de 2024 il y aura intégration de la culture amazighe dans les programmes scolaires officiels, via les clubs, constitue une manipulation, puisque les clubs ne font pas partie du cursus scolaires. D’autant plus que le rapport ne traite pas de la langue amazighe qui constitue la principale revendication des personnes amazighes.

A quand la reconnaissance de nos torts !

Le rapport de 2022, nous rappelle celui de 2008 et à degrés moindre celui de 2012, dans sa manière de présenter les faits, les réalisations, les défis et initiatives. Défendre l’indéfendable et notamment les violations des droits humains et la carence des pouvoirs publics voire leur connivence !

Nous regrettons encore, les demi et les contre-vérités et nous déplorons des droits complètements oubliés par ce rapports : les droits environnementaux, les droits culturels et artistiques, la justice transitionnelle et les libertés de consciences et de religion, et ce malgré les nombreuses recommandations faites à la Tunisie en 2017, portant sur ces thématiques et l’élaboration de rapports par les organisations de la société civile qui ont participé aux consultations organisées par le comité d’élaboration des rapports et qui ont formulé leurs recommandations dans ce sens !

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