La destruction d’un lieu de culte par une foule déchaînée est en soi un événement suffisamment rare au XXIe siècle pour ne pas attirer l’attention, quelles que soient les convictions ou les motivations. Lorsque cette destruction se fait sous les yeux impassibles de milliers de policiers, censés l’empêcher, c’est la politique de l’Etat en cause qui est questionnable.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’affaire de la mosquée d’Ayodhya en Inde, rasée le 6 décembre 2003 par une foule composée de centaines de milliers d’excités venus de toutes parts à l’appel de partis politiques et d’organisations hindous, continue 30 ans après d’avoir des répercussions sur la paix civile, le système judiciaire, ainsi que les relations intercommunautaires en Inde.
Il est donc nécessaire d’analyser autant les ressorts psychologiques qui ont mené à cette frénésie collective contre une minorité religieuse, qui a fait dans les jours qui ont suivi près de 2000 morts, que les objectifs politiques poursuivis par l’État, constitutionnellement démocratique, qui à tout le moins ne l’a pas empêchée.
Historiographie coloniale et conscience nationale
L’objet du contentieux que les partis et les organisations culturelles hindous entretiennent contre les musulmans se rapporte en réalité à la lecture de l’Histoire, telle que rapportée au XIXe siècle par les historiens anglais Mill, McAuliffe, Elphinstone, et autres.
Selon ces auteurs les Hindous n’ont jamais été plus qu’une race grossière dénuée de toute conscience historique, la preuve en étant que, contrairement aux traités de philosophie, de mathématiques, de religion, de grammaire, de lois, aucun document se rapportant à des faits historiques n’ait jamais été rédigé par des Hindous, à l’exception d’un traité du XIIe siècle se rapportant à une dynastie du Kashmir. Cela expliquerait, selon les Anglais, leur manque de combativité, sinon leur caractère efféminé, ainsi que l’occupation continuelle de leur pays tout au long de l’Histoire par des étrangers, qui ne sont autres que les musulmans.
C’est à partir du XIXe siècle que les Hindous avec la dissémination des écoles anglaises et les progrès de l’éducation ont commencé à prendre conscience de leur histoire racontée par les Anglais, par le biais des plus éduqués parmi eux, en général des Bengalis. Et avec les deux guerres mondiales et la lutte pour l’indépendance, des historiens hindous tels que Munshi, Majumdar, Bankim Chandra, ont écrit le récit de l’épopée du peuple appelé à diriger l’Etat nation en devenir, promis à l’indépendance, l’Inde.
La plupart de ces historiens ont divisé l’histoire de l’Inde en trois époques, la première brillante hindoue, la seconde musulmane correspondant à la période sombre et se résumant dans les destins emblématiques de trois personnages hâtivement schématisés : Akbar le musulman éclairé, Aurangzeb le fanatique, et Shivaji le résistant hindou, la troisième moderne débutant avec l’arrivée des Anglais puis marquée par la lutte pour l’indépendance qu’ils ont appelée combat pour la liberté, et dont le personnage central a été le Mahatma Gandhi, adepte de la non-violence et promouvant la coexistence pacifique entre les différentes communautés vivant au sein de l’Inde.
Le rôle controversé de Gandhi
Cependant le rôle de Gandhi est demeuré controversé, certains historiens lui ayant attribué la responsabilité de la création du Pakistan et la perte conséquente de la vallée de l’Indus, tout en déléguant le mérite de l’indépendance aux combattants tels que Subhas Chandra Bose qui s’était rallié aux Japonais et avait créé l’Armée nationale indienne.
En fin de compte, Gandhi avait été assassiné par les chauvinistes Hindous de l’organisation paramilitaire RSSS (corps des volontaires hindous) justement pour ces mêmes raisons, selon eux la complaisance envers les musulmans et le Pakistan. Son assassin, Nathuram Godse, fut exécuté. Les chauvinistes hindous étaient subséquemment, de par ce crime qu’ils avaient inspiré, demeurés dans l’ombre pendant l’époque du pouvoir de Nehru, et de sa fille Indira, jusqu’en 1977, et après sa démission, les élections qui avaient suivi l’Etat d’urgence avaient été remportées par un parti nationaliste, le Janata Sangh présidé par Morarji Desai.
C’est à ce moment-là que des voix au plus haut sommet ont commencé à se faire entendre pour la révision des manuels scolaires d’Histoire, jugés défavorables au caractère hindou de l’Inde. Mais c’est quelques années après, avec les protestations et les émeutes contre l’attribution de quotas d’inscriptions aux basses castes hindoues dans les universités, que le concept de l’hindutva, la nation hindoue, allait véritablement prendre son essor et aboutir aux triomphes électoraux des partis nationalistes hindous, et à la réécriture de l’Histoire qui en résulterait dans un sens valorisant la virilité de la nation à travers les combats menés contre les envahisseurs étrangers, autrement dit les musulmans.
La montée des partis nationalistes
Comme dans le même temps ce concept de nation hindoue, définie par la religion, exigeait l’élaboration d’un récit historique millénaire, ses tenants ont jugé nécessaire de considérer les personnages jusque-là vénérés comme des héros et des dieux dans le Mahabharata et le Ramayana, des livres sacrés, comme de véritables personnages historiques, à l’instar des prophètes Jésus ou Mohamed, l’hindouisme devenant alors une religion révélée semblable au christianisme ou à l’islam. C’est ainsi que le Dieu Rama est devenu à leurs yeux un personnage dont le lieu de naissance se situerait à Ayodhya selon une version du Ramayana, au lieu même où la mosquée dite Babri objet du litige avait été érigée en 1528 par Mir Baqi, avec les matériaux issus de la destruction du temple hindou qui occupait les lieux, sur l’ordre à ce qu’on dit de l’empereur musulman Baber.
L’affaire de la mosquée qui est réapparue dans les temps modernes à partir de 1950 avec une plainte en justice en contestant la propriété, et l’introduction d’idoles dans le lieu du culte musulman, a donc opposé deux récits. D’une part, il y a celui des historiens séculiers pour qui il n’y a aucune preuve objective de l’existence ancienne d’un temple préalablement à la construction de la mosquée, ce que les fouilles réalisées après sa destruction ont bel et bien confirmé, tout autant d’ailleurs que les écrits de Tulsidas, un hindou renommé qui avait vécu à la même époque et qui n’aurait pas manqué de signaler un événement de cette importance.
D’autre part, il y a le récit des communalistes qui se basent sur les témoignages d’un prêtre chrétien jésuite (??!), Joseph Tiefenthaler, en 1750, puis, de plusieurs voyageurs anglais (!!!), pendant le XIXe et le XXe siècles, rapportant la vénération du lieu de naissance de Rama situé dans une mosquée portant à l’intérieur des symboles hindous du temple qui lui préexistait.
Il est vrai que les colonnes de la mosquée portaient effectivement de tels symboles mais les stupas bouddhistes ou les temples jains n’en étaient pas non plus dépourvus et rien n’interdit de penser que les matériaux disponibles issus de monuments anciens en ruine aient été utilisés dans ladite construction.
Le rôle toxique des historiens
Les écrits de PN Oak l’historien négationniste affirmant que le Taj Mahal et tous les monuments musulmans en Inde, et il y en a plus de deux mille, soient à l’origine des temples hindous détruits, sont dénués de toute preuve historique, et prennent même un caractère loufoque avec l’affirmation que la Kaaba, le Vatican, et même l’abbaye de Westminster, le soient tout autant.
Néanmoins, ces opinions à partir des Electronic Network de la communauté hindoue américaine sont aujourd’hui diffusées à l’échelle mondiale sur Internet et sont largement partagées par les militants de l’Hindutva. Elles expliquent largement que 30 années après la destruction de la mosquée à Ayodhya, aucun responsable politique n’ait été condamné. Plus que cela, la Cour Suprême indienne a statué qu’un temple hindou serait reconstruit à la place de la mosquée détruite.
Evidemment les écrivains séculiers qui défendent la laïcité de l’Etat ont utilisé des arguments rationnels contre ce qu’ils tiennent pour des mythes d’usage dangereux en politique. Sharma et Romila Thapar ont par exemple écrit que le Rig Veda, un des livres saints hindous, n’interdisait pas la consommation de viande de vache, et que les anciens aryens, tenus pour être les ancêtres des hindous, en mangeaient sans restriction, et cela remet évidemment en question la croyance la plus fondamentale des foules hindoues, celle du caractère sacré inviolable de la vache. Cela explique tout autant que ces historiens soient demeurés marginaux et leur argumentation à propos des mythes s’est avérée à double tranchant. Car en fin de compte, même l’histoire de l’Inde à l’époque musulmane contée par les écrivains «objectifs» s’est basée sur les écrits des Anglais reprenant ceux antérieurs des musulmans. Et si on se réfère à ces écrits, il n’y a pas eu plus de vingt quatre temples hindous détruits en 10 siècles, souvent parce qu’ils furent des nids de rébellion, tout comme le Temple d’Or d’Amritsar le fut en 1984 par l’armée indienne parce qu’il avait servi de refuge à des terroristes sikhs. Cela, ce sont les hindous laïcs qui l’ont affirmé. Et par ailleurs, l’empereur Aurangzeb considéré par les Anglais et les Hindous comme la brute fanatique musulmane par excellence avait employé à son service dans une proportion de près de 37% des clercs hindous, beaucoup plus que ne l’avait fait Akbar, tenu pour le modèle de tolérance musulmane; mais durant le règne du premier, tout comme celui du second, beaucoup de temples hindous avaient reçu des riches dotations et d’importantes sommes d’argent.
Le plus étrange demeure donc que dans la construction de leur identité nationale au début de leur indépendance politique, les Hindous aient utilisé les écrits des colonisateurs anglais. Dans ce cas, il est évident que l’invocation des mythes à usage politique ne soit que relative, et qu’entre les visions historiques du traditionaliste terroriste Vir Savarkar pour qui les musulmans doivent être chassés de l’Inde, et celle du moderniste libéral Jawaharlal Nehru garantissant le gouvernement du pays par la majorité hindoue grâce à des institutions démocratiques, il n’y a qu’une différence de degrés. Ce sont d’ailleurs les élections qui ont permis l’accession au pouvoir du parti nationaliste hindou, le BJP, qui grâce à ce qu’il appelle le registre national, est en train d’enfermer dans des camps de concentration dignes des nazis des millions de musulmans sous le prétexte de leur incapacité à établir leur nationalité.
Naturellement tout cela renvoie aux mécanismes de construction de la Vérité et ainsi que le cas indien le démontre, même à l’ère de l’Internet, celle-ci est indissociable de la politique, et l’Histoire est bien souvent son champ d’action privilégié. C’est dire combien le rôle des historiens pour résoudre une querelle politique puisse être hors de propos.
** Médecin de libre pratique.
‘‘The History of History: Politics and Scholarship in Modern India’’, de Vinay Lal, éd. Oxford University Press, 29 septembre 2005.
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