En visite officielle cette semaine à Tunis, le Coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale des Etats-Unis, Brett McGurk, a été reçu, les 7 et 8 décembre 2022, par le président de la république Kaïs Saïed et la cheffe du gouvernement Najla Bouden. La veille, à Alger, il avait été reçu par le président algérien Abdelmadjid Tebboune et des hauts responsables de l’armée. Peu d’informations ont filtré sur le contenu de ces rencontres, mais il est évident que ces visites s’inscrivent dans la volonté des Américains de préserver leur présence et leurs intérêts en Afrique du Nord face aux assauts répétés de la Russie et de la Chine.
Par Raouf Chatty *
La visite de McGurk à Tunis s’ajoute à celles, périodiques, effectuées par de hauts fonctionnaires du Département d’État et du Pentagone depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, par le président Saïed. Elle traduit clairement les préoccupations des autorités américaines face à l’évolution de la situation générale en Tunisie et leur volonté d’amener le président de la république à restaurer le processus démocratique dans notre pays qui, à leurs yeux comme pour de nombreux observateurs internationaux, est menacé par ce que certains appellent une «dérive autocratique».
La démarche politique du président tunisien semble être négativement perçue par Washington, qui rappelle à chaque fois la solidité des relations entre les États-Unis et la Tunisie, mais réitère avec force ses préoccupations au sujet de la situation de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés publiques dans le pays.
La démocratie menacée en Tunisie
Le communiqué laconique publié par la présidence de la république à l’issue de cette rencontre trahit mal le malaise et les non-dits qui ont pesé sur la rencontre. On y perçoit un président s’ingéniant à expliquer sa vision assez particulière de la démocratie et de la gouvernance et les actions engagées dans la «nouvelle république» qu’il s’est donné pour mission d’instaurer, comme l’organisation d’un référendum constitutionnel, la promulgation d’une nouvelle constitution et l’organisation d’élections législatives fixées au 17 décembre prochain… Mais on y décèle aussi une insistance américaine sur l’urgence de bâtir l’Etat de droit dans le pays.
Ce discours offensif est aussi la conséquence des campagnes agressives menées contre le président de la république par certains partis politiques aux États-Unis, mobilisés par le lobbying du mouvement islamiste Ennahdha.
C’est vraisemblablement la même position exprimée lors de l’audience accordée par la cheffe du gouvernement au responsable américain, même si l’accent y a été mis sur les difficultés économiques et financières de la Tunisie et sa capacité d’honorer ses engagements vis-à-vis du Fonds monétaire international (FMI) en vue d’obtenir un nouveau prêt de 1,9 milliard de dollars, l’accord américain étant nécessaire pour l’obtention de l’aval du conseil d’administration dudit Fonds, devant se réunir le 19 décembre courant.
La visite du haut responsable américain en Tunisie eut lieu le lendemain de sa visite à Alger où il a été reçu par le chef de l’Etat algérien, en présence d’officiels américains et algériens, dont le ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra.
Il en est ressorti clairement que les États-Unis s’inquiètent de la stabilité politique et sécuritaire dans la région du Maghreb soumise à des bouleversements géopolitiques majeurs, aggravés par les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, notamment l’incapacité de l’Occident à stopper la guerre, le retour de la Russie sur la scène internationale et la volonté de la Chine de s’imposer comme la principale rivale des États-Unis sur la scène mondiale.
Le containment de la Russie et la Chine
Dans ce contexte, les États-Unis perçoivent très mal la percée de la Chine en Afrique du Nord et s’inquiètent également du rapprochement amorcé par ce pays en Afrique et dans le monde arabe. Ils s’inquiètent aussi pour la pérennité de leurs intérêts stratégiques comme leaders du monde occidental et ne peuvent se permettre le luxe de voir la Chine et la Russie jouer les premiers rôles dans une région qui a toujours été leur pré carré. S’ils misent clairement sur le Maroc comme principal allié dans la région du Maghreb, ils ne voudraient pas aussi s’aliéner la Tunisie, un allié historique, et à plus forte raison l’Algérie, galvanisée par le regain d’intérêt des Occidentaux pour ses richesses pétrolières et gazières.
Il n’est pas fortuit non plus que le périple du responsable américain en Afrique du Nord ait eu lieu deux jours avant le Sommet pays Arabes/Chine qui se réunit en ce moment en Arabie Saoudite et qui traduit la volonté de pays arabes, et notamment ceux du Golfe, de diversifier leurs relations extérieures et de commencer à opérer un tournant crucial en direction de la Chine, qui se positionne aujourd’hui comme une superpuissance mondiale. Les contrats colossaux récemment signés par l’Arabie Saoudite avec la Chine en sont un indicateur important.
Tout cela pour dire que le gouvernement et la classe politique en Tunisie doivent cesser de se bercer d’illusions pour situer la visite du responsable américain dans son contexte régional et international, loin de tout sentimentalisme. Ils doivent comprendre que ce qui prime pour les États-Unis, c’est la stabilité dans cette partie du monde, comme partout ailleurs où ses intérêts géostratégiques sont en jeu.
* Ancien ambassadeur.
Donnez votre avis