A Washington où il a eu une séance de travail avec le ministre des Affaires étrangères américain Antony Blinken et des entretiens avec d’autres officiels américains en marge du Sommet États-Unis/Afrique organisé par le président Joe Biden du 13 au 15 décembre 2022, le président Kaïs Saïed s’était, à chaque fois, livré à un plaidoyer axé sur la situation politique intérieure en Tunisie et les raisons ayant justifié, selon lui, la proclamation de l’état d’exception dans le pays, se mettant ainsi d’emblée dans une position défensive, plaidant devant une sorte de tribunal politique. Maladroit et improductif…
Par Raouf Chatty *
Tant sur le format retenu pour la réunion (séance de travail mettant face-à-face un ministre des Affaires étrangères et un chef d’État) que sur le fond (la situation politique en Tunisie et ses incidences sur les relations avec les États-Unis), la réunion trahissait l’ambiance crispée dans laquelle elle s’était déroulée, tellement elle était déséquilibrée au niveau de la forme et du protocole, nonobstant également le fait que le président de la république était à Washington pour participer au Sommet États Unis/Afrique à l’invitation du président Joe Biden, rencontre multilatérale principalement dédiées aux questions de développement et de partenariat.
Quand on sait que les questions de l’organisation, de l’agenda et du protocole liées à ce genre de visites qui se négocient bien à l’avance entre les deux pays lors de sa préparation, l’on est en droit de se demander pourquoi la Tunisie a-t-elle accepté un tel format pour le moins déséquilibré. Notre ambassade à Washington et les services compétents à Tunis n’auraient-ils pas pu travailler pour que le président reçoive un traitement correspondant à son rang et du moins qu’il soit reçu en audience par la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris? N’auraient-ils pas dû faire fonctionner leurs relations à la Maison Blanche et au Département d’État pour élaborer un agenda conséquent à l’intention du président et de la délégation l’accompagnant?
Posture défensive et démarche auto-justificative
Mais si, lors de la séance de travail avec Blinken, le président a opté pour une posture défensive et une démarche justificative de son action politique depuis le 25 juillet 2021, soulignant que celle-ci s’inscrit dans le droit fil des attentes du peuple en révolte contre les islamistes sans les mentionner expressément, et vise à sauver le pays de la guerre civile et à instaurer une nouvelle république fondée sur la démocratie et les droits de l’homme, le président, après avoir constaté que son message restait inaudible pour ses interlocuteurs, a choisi de passer à un palier supérieur dans ses activités postérieures.
C’est ainsi que lors de son entretien avec le président démocrate de la Commission des relations extérieures du Sénat et son adjoint républicain, tout comme dans ses déclarations au quotidien américain Washington Post et à l’agence officielle tunisienne Tap, il a martelé ses idées souverainistes, son rejet de toute ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie et son refus de la politique des axes, par allusion à la compétition entre les États-Unis et la Chine, tout en appelant, au passage, au renforcement des relations avec les États-Unis.
Or lors de toutes ces rencontres, le président n’était pas dans l’obligation d’épouser ses postures tantôt défensives tantôt offensives et de consacrer l’essentiel de ses propos à la situation en Tunisie, défendant son bilan et s’attaquant à ses détracteurs. Car les Américains connaissent parfaitement la situation générale en Tunisie et sont très bien au fait du statut et du poids de chaque acteur politique, de l’effondrement du part islamiste et son rejet catégorique par de larges franges de Tunisiens, des énormes difficultés économiques et sociales du pays, de l’incapacité des acteurs politiques, gouvernement comme opposition, à apporter des solutions aux nombreux problèmes dont souffrent la Tunisie et de l’attachement des Tunisiens à leur indépendance et à leur souveraineté.
Un discours crispé et crispant
Compte tenu de ces évidences, n’aurait il pas été plus approprié pour le président de saisir ces occasions pour plaider pour un partenariat économique fort avec les États-Unis et défendre le dossier économique de la Tunisie, en faisant à Washington l’économie d’un discours idéologique redondant et contre-productif, les Américains, grand pragmatiques devant l’Eternel, étant imperméables à ce genre de discours?
Le président aurait pu se présenter comme un chef d’État venu à Washington pour faire prévaloir les atouts géopolitiques de on pays dans la sous-région du Maghreb et du sud de la Méditerranée, le dynamisme de sa jeunesse, sa capacité à être un pôle de stabilité dans un environnement régional où les tensions ne manquent pas et son attachement à la démocratie. Il aurait pu aussi rappeler à cette occasion que la Tunisie a toujours été un partenaire privilégié des États-Unis, un adepte du libéralisme et de la social démocratie, tout en soulignant qu’elle est fière du statut d’allié majeur non membre de l’Otan qui lui a été accordé par les États-Unis en juillet 2015. Il aurait pu, par ailleurs, faire part de son souhait de renforcer le partenariat stratégique entre les deux pays, mettre l’accent sur les difficultés économiques et financières de la Tunisie, suite à une décennie de gestion chaotique par les islamistes et solliciter l’appui des Américains pour l’aider à sortir de la crise, sachant le rôle fondamental que cette puissance économique joue au sein du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
Or, de tout cela, qui aurait pu être plus utile, il n’en fut rien. Et le président a compliqué sa tâche, aggravé le malentendu, rendu service à ses détracteurs, couru le risque de s’aliéner les États-Unis et isolé davantage le pays sur le plan international, dans un monde où chaque pays cherche à renforcer ses alliances pour protéger ses intérêts…
Aujourd’hui, peu de dirigeants étrangers font confiance à la Tunisie et l’image du pays sur la scène internationale est très dégradée. Et ce n’est pas en tenant le discours crispé et crispant qu’il a tenu que le président Saïed va améliorer cette situation.
* Ancien ambassadeur.
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