Le record mondial d’abstention enregistré lors du scrutin législatif du 17 décembre 2022 en Tunisie, qui a atteint 90% du corps électoral, est un événement politique majeur, qui doit être interprété comme un besoin de rupture en vue d’un nouveau cap, plus économique et social, sinon la colère qui gronde parmi la population finira par emporter le pouvoir comme un fétu de paille.
Par Raouf Chatty *
Cette débâcle électorale démontre clairement que les Tunisiens rejettent catégoriquement la classe politique qui a occupé la scène depuis la révolution du 14 janvier 2011, tout comme celle qui est au pouvoir depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, pour leurs bilans catastrophiques sur tous les plans.
Ce rejet prouve l’aspiration des Tunisiens à la stabilité politique et socio-économique, donc à la démocratie et au développement dans le cadre d’un Etat respectueux des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il traduit surtout une grande soif de changement après l’échec d’une transition qui dure depuis la «Révolution du Jasmin» désormais qualifiée de «décennie noire».
Le peuple a désavoué de manière claire et franche toute la classe politique, pouvoir comme opposition toutes tendances confondues, et renvoyé dos-à-dos le parti islamiste Ennahdha et ses alliés, d’un côté, le président de la république Kaïs Saïed et ses partisans, de l’autre, considérés comme les deux faces d’une même pièce.
Mettre fin à leur fuite en avant dans le déni
Le scrutin signe la fin d’une étape politique instable, dominée par les islamistes et leurs alliés qui ont installé le pays dans l’anarchie politique, économique et sociale et, leurs corollaires, la pauvreté endémique, le sous-développement et la décadence morale, portant durablement atteinte à l’image du pays sur le plan international.
Ce rejet concerne également le président Saïed, qui accapare tous les pouvoirs depuis le 25 juillet 2021 mais sans résultats probants, sinon la poursuite de la descente en enfer.
C’est aux premiers et au second de mettre fin à leur fuite en avant dans le déni et de reconnaître publiquement leurs responsabilités dans cette situation désastreuse.
Le scrutin du 17 décembre montre que la Tunisie a besoin d’un leadership plus éclairé, plus pragmatisme et plus courageux, qui rompe avec la mauvaise gouvernance, l’amateurisme, l’incompétence, le cynisme, la corruption, l’anarchie et la déliquescence de l’autorité.
Ce scrutin prouve également que le pays a d’abord besoin de restaurer l’autorité de l’Etat, l’ordre, la discipline, le mérite et la valeur de l’effort, et d’entamer immédiatement la mise en œuvre des réformes envisagées, mais empêchées ou retardées par les surenchères de toutes sortes : idéologiques, politiques, claniques et corporatistes.
Il s’agit de répondre aux attentes des citoyens et d’instaurer un environnement propice au travail dans le cadre d’un Etat démocratique, efficace, au service de toutes les catégories de la société, et non de tel ou tel groupe d’intérêt, et qui, surtout, retrouve sa place sur l’échiquier régional et international.
Un changement de cap courageux et salutaire
Le président de la république doit comprendre que de larges franges de Tunisiens se sont prononcés clairement contre ses idées utopistes, son projet personnel, sa constitution, sa loi électorale, sa façon hautaine de diriger le pays, ses déclarations à l’emporte-pièce et ses promesses sans lendemain.
L’opposition, et notamment le parti islamiste et ses alliés, doivent, eux aussi, comprendre que ce désaveu populaire s’adresse à eux, rejette leurs idées et sanctionne la manière avec laquelle ils ont géré le pays quand ils étaient au pouvoir, ce dont témoigne sa situation catastrophique actuelle.
Le président et l’opposition doivent aussi comprendre que le peuple a ras-le-bol de leurs palabres et attend des réalisations notamment dans les domaines économiques et sociaux. Ce qui lui importe, c’est son pouvoir d’achat, son niveau de vie, sa santé, l’éducation de ses enfants, l’état des transports publics, etc.
Le président de la république a aujourd’hui une grande chance, celle d’être au pouvoir et de disposer des moyens légaux pour imprimer les changements attendus avant qu’il ne soit trop tard.
Pour se mettre dans de meilleures dispositions pour agir, il doit s’adresser au peuple pour annoncer l’annulation du dernier scrutin et l’organisation d’élections présidentielles et législatives dans les meilleurs délais, nommer une Commission de sages pour réformer la Constitution dans l’esprit du projet proposé par Sadok Belaid et Amin Mahfoudh, ainsi que le code électoral dont on a vu les carences à l’occasion du dernier scrutin, désigner un gouvernement de salut national dirigé par une personnalité non politique, qui ait un background économique, une expérience de la gestion des affaires publiques et qui, surtout, bénéficie d’un appui national et international, afin de diriger le pays durant l’étape transitoire et le remettre sur les rails de la relance, en coordination avec les centrales patronale et syndicale.
Sans ce changement de cap courageux et salutaire, la Tunisie continuera de s’enfoncer dans la crise, et la colère qui gronde parmi la population finira par emporter le pouvoir comme un fétu de paille.
* Ancien ambassadeur.
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