Kaïs Saïed a agité à nouveau le spectre des «ennemis jurés de l’État, de la patrie et du peuple». «Nous menons, aujourd’hui, une bataille de libération nationale sans merci en vue de préserver les institutions du pays», a-t-il déclaré, en appelant à appliquer vigoureusement la loi à l’encontre de «ceux qui continuent de tramer des complots contre le peuple et l’Etat.»
Par Imed Bahri
Le président de la république a tenu ce discours belliqueux lors de son entretien, hier, mardi 31 janvier 2023, à la caserne d’El Aouina, avec des responsables sécuritaires, auxquels il a rappelé la nécessité d’appliquer la loi à tous sans discrimination aucune, car, a-t-il expliqué, il est inadmissible que certaines parties évoquent un quelconque moyen ou procédure pour faire traîner à longueur des affaires et bénéficier ainsi de l’impunité, dans une limpide allusion aux dirigeants du parti islamiste Ennahdha qui sont poursuivis en justice pour blanchiment d’argent et terrorisme et dont les affaires tirent en longueur.
Ces «parties» qui ont «commis des crimes contre la patrie et le peuple» et qui «continuent de comploter contre le peuple et l’Etat», Kaïs Saïed les a toujours désignées à la vindicte populaire, mais il ne les a jamais nommées, se contentant d’appeler les forces sécuritaires et les juges à les démasquer et à leur appliquer la loi, laissant entendre que ces derniers ne le font pas, ou pas autant et avec la célérité qu’il aurait espérées.
Seul contre tous
On devine que le président de la république, malgré le taux d’abstention record enregistré lors des législatives de dimanche (89%), considère que toute la nation se tient derrière lui et qu’elle est en guerre contre ses adversaires politiques, qui sont forcément, selon lui, par le fait même de cette adversité, les ennemis de l’Etat et du peuple.
On a du mal cependant à mettre des noms sur ces «fantômes» qui empoisonnent la vie de la nation. Sont-ce les islamistes de Rached Ghannouchi, les gauchistes de Hamma Hammami ou les destouriens de Abir Moussi, sachant que le chef de l’Etat n’a rien contre les islamistes, les gauchistes et les destouriens… qui le soutiennent et dont beaucoup se sont fait élire dimanche et vont siéger dans le prochain parlement, «son» parlement ?
Difficile de répondre par l’affirmative à cette question, car le président ne donne pas d’indices clairs pouvant être interprétés dans ce sens. D’autant qu’il a pointé aussi du doigt «les individus qui s’acharnent à bloquer les routes et les voies ferrées», par allusion aux syndicalistes de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui multiplient les appels à la grève. «Nul ne peut se prévaloir d’un quelconque motif ou argument pour commettre ces actes. Ces fauteurs ne doivent plus bénéficier de l’impunité», a encore martelé le président. «Oui pour le droit syndical, dès lors qu’il est un droit reconnu et garanti par la Constitution», a aussi précisé le chef de l’Etat, dénonçant, à ce propos, «les tentatives visant à user de ce droit à des fins politiciennes connues par tous.»
Non au dialogue
Comment ne pas lire dans cette harangue une attaque frontale contre la puissante centrale syndicale qui vient de lancer une initiative de salut national pour sortir la Tunisie de la crise, en association avec trois autres organisations nationales (la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, le Conseil de l’ordre des avocats tunisiens et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux). D’autant que, dans la même journée, M. Saïed avait nommé à la tête du ministère de l’Education Mohamed Ali Boughdiri, ancien secrétaire général adjoint de l’UGTT, entré en dissidence depuis un peu plus d’un an contre la direction actuelle de la centrale. Et que dans la soirée d’hier, Echaab News, organe de l’organisation ouvrière, avait annoncé des arrestations dans ses rangs.
Ce qui ressort de l’activisme du président de la république depuis le début de la semaine c’est son refus d’admettre que les résultats des dernières législatives sont un revers pour son projet politique, et sa détermination à reprendre la main et à envoyer des messages de fermeté à ses adversaires politiques, dont beaucoup, y compris les dirigeants de l’UGTT, espéraient le voir ouvrir un dialogue national inclusif visant à sortir le pays de la crise, dialogue inclusif que même les partenaires internationaux de la Tunisie, les Etats-Unis en tête, l’exhortaient à initier. Mais M. Saïed, fidèle à son tempérament ombrageux, ne semble pas encore prêt à prêter l’oreille à une quelconque voix discordante. De là à parler de fuite en avant dans l’impasse de l’autoritarisme…
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