L’appauvrissement intellectuel généralisé auquel nous assistons aujourd’hui en Tunisie fait que ce sont les plus médiocres et les moins compétents qui y occupent désormais les plus hauts postes à la tête de l’Etat.
Par Ridha Kéfi
Le dernier baromètre politique réalisé par Sigma Conseil, dont les résultats ont été révélés le weekend dernier, a suscité une polémique qui se poursuit encore dans les médias et les réseaux sociaux. Il nous a même valu un sit-in de protestation des militants destouriens mobilisés par Abir Moussi, non contente de figurer en quatrième place dans les intentions de vote pour la présidentielle derrière le président de la république Kaïs Saïed, le journaliste et écrivain Safi Saïd et même, crime de lèse-majesté, Karim Gharbi alias K2Rhym, le sulfureux rappeur dont on ne connait aucun succès digne de ce nom et qui a commencé sa vie comme apprenti maçon en France avant d’amasser une grosse fortune, de se taper les plus belles nanas et de voyager en jet-privé, entre Miami et Dubaï. «Trop riche pour être honnête», disent les uns, alors que d’autres espèrent profiter un jour de ses largesses.
«Comment ? K2Rhym président de la république ? Il ne manquerait plus que cela», se sont offusqués les bien-pensants dans les quartiers chics de la Marsa, d’El-Manar, d’Ennasr et du Lac.
Les membres de l’establishment politique et intellectuel, quant à eux, sont partis en guerre contre le patron de Sigma Conseil, Hassen Zargouni, l’accusant de manipulation de l’opinion, sans bien sûr apporter la moindre preuve de leurs allégations, d’autant que le cabinet de sondage avait toujours prévu, longtemps à l’avance et à un ou deux points près, les résultats de toutes précédentes élections depuis 2011.
Une recette qui a déjà fait ses preuves
Sigma Conseil avait, rappelons-le, accompagné la montée de Kaïs Saïed dans l’échelle de la popularité plusieurs années avant sa victoire écrasante à la présidentielle de 2019, alors que personne, autour de nous, ne prenait cet homme au sérieux, d’autant qu’il était assez atypique et qu’il s’était présenté sans programme et sans parti pour porter sa candidature. La suite, on la connaît : non seulement, il a accédé à la présidence en un tour de main, mais il a accaparé tous les pouvoirs dans le pays et fait le vide autour de lui, transformant la scène nationale, jusque-là trop pleine, en un désert politique.
Si donc aujourd’hui, ce même cabinet de sondage parle de K2Rhym comme un potentiel présidentiable, ce n’est pas parce que le concerné lui a filé quelques sous, mais parce que le nom du sulfureux rappeur est de plus en plus cité par le petit peuple lors des enquêtes d’opinion comme un souhaitable futur président.
A ceux qui ne supportent pas de voir un jour K2Rhym siéger au palais de Carthage, nous dirons ceci : vous pouvez toujours casser le thermomètre, vous ne baisserez pas pour autant la température. Aussi feriez-vous mieux d’essayer de comprendre cette inquiétante évolution de l’opinion pour espérer y apporter la parade avant la prochaine présidentielle, prévue fin 2024. Car le déni n’a jamais aidé à régler un problème…
En fait, cet homme par qui le scandale est toujours arrivé n’a fait qu’appliquer une recette qui a déjà fait ses preuves, celle que la charité bien ordonnée. Recette qui avait déjà été utilisée avec succès par le parti islamiste Ennahdha, via de nombreuses associations caritatives qui distribuaient des moutons aux familles nécessiteuses avant l’Aid El-Kebir, mariaient les jeunes couples pauvres, distribuaient des aides de toutes sortes dans les villages les plus reculés. Nabil Karoui, le magnat de la télévision et de la publicité, a utilisé le même moyen de mobilisation politique en faveur de sa candidature pour la présidentielle, en distribuant aux petites gens aux quatre coins du pays des boîtes de conserves alimentaires, des paquets de lait, de semoule et de macaroni, et, malgré nos dénonciations, a réussi à se faire élire au second tour de la présidentielle de 2019.
Un peuple utilitariste, intéressé et cupide
Les bien-pensants, qui refusent d’admettre ces réalités, ne comprennent pas que le peuple puisse être à ce point différend d’eux, aussi dénué de scrupules, aussi peu attaché aux principes. Bref, aussi utilitariste, intéressé voire cupide.
Or, les Tunisiens, pris dans leur ensemble, ne sont pas moins stupides que d’autres peuples qui ont porté aux commandes des agitateurs populistes, des stars de télévision ou des décervelés qui ont failli mettre le feu aux poudres dans leurs pays respectifs. Mais ils sont, à certains égards, plus excusables, car ils viennent juste de découvrir la démocratie représentative et l’image qu’on leur en a donnée jusque-là est lamentablement déprimante : palabres à n’en plus finir, querelles de chapelles, appauvrissement généralisé…
Alors, Kaïs Saïed, Safi Saïd ou K2Rhym, quelle différence ? On est toujours trompé par quelqu’un, alors autant en tirer quelque bakchich, semblent dire ceux qui sont aujourd’hui prêts à voter pour le richissime rappeur.
Dans un pays qui s’enfonce inexorablement dans la crise et se trouve confronté à la menace sérieuse de faillite et d’effondrement, au point de frapper aujourd’hui à la porte du Club de Paris pour faire rééchelonner sa dette extérieure, un tel raisonnement intéressé n’est pas surprenant, d’autant que l’appauvrissement intellectuel généralisé auquel nous assistons dans notre pays fait que ce sont les plus médiocres et les moins compétents qui occupent désormais les plus hauts postes à la tête de l’Etat.
Dans un post publié il y a deux jours sur sa page facebook, l’ancien ambassadeur Elyes Kasri a justement écrit à ce sujet cette réflexion avec laquelle nous aimerions conclure notre article: «Si des personnalités de spectacle politique et artistique sont considérées aptes à assumer la fonction présidentielle, c’est qu’aux yeux des sondés, pour représentatifs qu’ils puissent l’être, la présidence de la république a perdu son aura et son rôle au sein de la société pour devenir une scène de spectacle et de divertissement populaire. Certains pourraient y voir une conséquence logique du populisme et de la dégradation du discours et de la fonction présidentiels ainsi que l’expression du désespoir et du fatalisme des tunisiens qui se résignent à leur sombre destin et n’attendent plus de la présidence de la république que quelques moments d’évasion et de divertissement.»
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