La formation en cathétérisme cardiaque s’est caractérisée jusqu’à présent en Tunisie par son hétérogénéité, on y trouve du bon et du moins bon. D’aucuns ont acquis une formation adéquate, les autres se sont formés sur le tas, les réalités financières imposant leurs normes à l’activité professionnelle. La conséquence en est le nivellement actuel (par le bas) des valeurs professionnelles, dont l’affaire des stents périmés n’a été que la partie visible de l’iceberg.
Par Dr Mounir Hanablia *
Pour qui est féru d’Histoire, l’une des curiosités du savoir occidental est d’avoir copié son organisation sur l’Ecclesia, l’église chrétienne. La science qu’on a à un certain moment prétendu incompatible avec la religion a en réalité adopté comme modèle d’administration celui des monastères, chaque fonction étant censée refléter un certain degré de la connaissance.
Ainsi s’est il formé une hiérarchie du savoir calquée sur celle de l’Église, où par la force des choses, les titulaires des titres les plus âgés se trouvent au sommet de la pyramide. Et on a appelé université la structure administrative et académique chargée de contrôler la production et la transmission des connaissances, et surtout leur conformité avec le canon de l’Eglise. Ce n’est donc pas un hasard si on en a désigné sous le terme de Doyen la plus haute fonction.
Dans notre pays, dans le champ de la cardiologie interventionnelle, l’acquisition des compétences réelles a-t-elle toujours coïncidé avec le titre académique, ou le grade administratif?
Dans les années 90 il était nécessaire de faire son apprentissage à l’étranger, particulièrement en France. Cela supposait avoir le capital relationnel nécessaire permettant l’accès aux salles de cathétérisme étrangères, autrement dit le soutien d’un chef de service influent, et la perspective de revenir exercer dans l’hospitalo-universitaire une fois le stage de formation accompli.
Personnellement, j’ai eu la chance d’être accepté dans un service et une telle formation à plein temps m’a pris quatre années dont l’une à l’étranger, et à mes frais. Je ne le regrette pas. Mais avec l’ouverture d’unités de cathétérisme dans le secteur privé à partir de 1995, les perspectives professionnelles ont radicalement changé.
Une période de formation insuffisante
Actuellement les résidents en cardiologie sont soumis à de courtes périodes en cathétérisme dans le cadre de leur formation de spécialiste qui sont manifestement insuffisantes pour leur faire acquérir la fiabilité nécessaire, mais qui ne les dissuade pas une fois installés dans le privé d’utiliser ce qu’ils ont appris tant bien que mal envers et contre tous, et il faut dire que la tentation est grande puisqu’une angioplastie coronaire selon le barème actuellement utilisé par la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) équivaut au revenu issu de 14 consultations, alors qu’elle atteint 60 malades quand il s’agit d’un patient dénué de couverture sociale, en général libyen ou étranger.
Avec le privilège conféré par l’activité privée complémentaire, les chefs de services, associés en équipes avec leurs plus jeunes collaborateurs qu’ils avaient envoyés se former à l’étranger et installés pour la circonstance dans le privé, trouvaient l’opportunité de recruter larga manu les patients issus de l’hôpital avec la complicité de l’autorité de tutelle et parfois d’acquérir les rudiments nécessaires à la pratique de la technique. Qui plus est, d’autres cardiologues disposant d’une large clientèle dans leurs cabinets ou grands actionnaires dans des cliniques privées ont eu l’opportunité d’un apprentissage lucratif sur leurs propres patients sans en assumer la nécessaire contrepartie en temps et en argent. C’est peut être de bonne guerre.
L’hôpital public torpillé au profit des cliniques privées
La cardiologie interventionnelle financée par les caisses de prévoyance sociale a boosté les centres de médecine privée mais elle a torpillé l’hôpital public aujourd’hui sinistré. Qui plus est ces mêmes centres, autour desquels se sont agrégés de très nombreux cabinets médicaux comme les abeilles autour de la Reine, se sont organisés de telle manière à rendre l’accès à la spécialité impossible sans leur accord.
Ainsi l’équipement d’un cabinet médical de cardiologie, qui ne requérait il n’y a pas si longtemps pas plus d’un électrocardiographe, est devenu prohibitif avec les explorations non invasives, et soumet d’emblée le médecin à des impératifs de rentabilité qu’il ne peut assumer sans disposer de la renommée que, en principe, les titres universitaires et le grade administratif hospitalier lui valent, d’un solide réseau relationnel, et surtout des complicités qui au niveau du trottoir canalisent dans sa direction le tout venant des patients.
Le contexte n’est donc pas propice au respect des normes professionnelles ni à l’émergence de compétences reconnues. Il l’est encore moins aux économies budgétaires des assurances maladies alors que l’économie est en récession et que l’heure est à l’austérité.
Pour résumer, la formation en cathétérisme cardiaque s’est caractérisée jusqu’à présent par son hétérogénéité, on y trouve du bon et du moins bon. D’aucuns ont acquis une formation adéquate, les autres se sont formés sur le tas. Ces nouvelles réalités nécessitent en principe une nouvelle organisation, celle des cabinets de groupe, à laquelle les mentalités locales ne sont que rarement préparées. Elles nécessiteraient également que la cardiologie interventionnelle, afin d’acquérir ses titres de noblesse, se sépare de la cardiologie non invasive en tant que spécialité indépendante, consacrée comme en France par 5 années de formation, après l’acquisition du certificat d’études spécialisées en cardiologie. Et à l’instar des anesthésistes réanimateurs, les cardiologues interventionnels ne devraient pas disposer de cabinets de consultation médicale, et devraient se consacrer à leur activité à plein temps dans les cliniques.
En effet depuis 1995, la profession a vécu une anomalie, celle de voir des praticiens soumis à longueur de journée aux rayons X et à la nécessité de s’en protéger par le biais de lourds tabliers de plomb, rejoindre leurs cabinets de consultation à 18 heures pour examiner la trentaine de malades en attente de leur arrivée comme celle du Messie. Qu’ils eussent pu trouver la concentration et l’énergie nécessaires pour faire face à leurs responsabilités de la meilleure manière est une gageure.
Simplement il est des pays où tant bien que mal on regarde encore le médecin renommé avec les yeux de la foi, aveuglément. Mais c’est la nécessité, d’où l’avidité n’est pas absente, d’assurer un recrutement adéquat de malades aux cliniques pour en exiger la contrepartie équivalente, qui a conduit à cette aberration.
Après eux, le déluge !
Ce sont donc une nouvelle fois les réalités financières qui ont imposé leurs normes à l’activité professionnelle, et l’affaire des stents n’a été que la partie visible de l’iceberg. La conséquence en est bien entendu le nivellement actuel (par le bas) des valeurs professionnelles, où mis à part quelques uns qui en règle ont assuré leur réputation professionnelle depuis longtemps, se sont enrichis au-delà de toute espérance, et qui sont d’ailleurs pour la plupart en fin de carrière, tout le monde fait à peu près tout et n’importe quoi, chacun dans sa chapelle centrée autour de sa clinique. Mais c’est justement l’arrivée à l’âge de la retraite de la première génération de cardiologues interventionnels, ceux qui se sont formés à l’étranger selon les règles de l’art, qui impose ce cri d’alarme. Ceux-là se soignent souvent à l’étranger. Comment faire en sorte que les nouvelles générations acquièrent les compétences nécessaires sans la formation adéquate? Mais pour peu que le commun des mortels ait les moyens d’accéder à la clinique ou de trouver la place vacante dans l’hôpital public un jour de grande nécessité, il n’est encore pas sûr d’y être livré entre les bonnes mains !
Il faudrait quand même se départir de cette politique de l’autruche et de la langue de bois qui l’accompagne, cette manière de regarder avec des yeux hilares ou effrontément et de faire comme si tout était parfait, dont on voit où cela a mené le pays, et se résoudre à prendre enfin les problèmes par les cornes, afin de savoir où on va. Et ce ne sont pas les symposiums à Bali qui éluderont les bonnes questions, quand bien même d’aucuns, ceux qui évidemment ont mené la profession là où elle se trouve et en ont tiré le plus grand profit, se trouvent dans l’opportunité de dire : «Après moi, le déluge !».
* Médecin de pratique libre.
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