Les potins du cardiologue : les ressources (peu) humaines de l’entreprise

Les pratiques discriminatoires à l’embauche ne sont pas l’apanage des pays comme la Tunisie, qui continuent d’être régis par un rapport à la loi et des habitudes issus pour la plupart de 55 ans de parti unique. Et il serait erroné de penser que les structures du pouvoir en fonction dans les entreprises des pays où la loi n’est pas un mot dénué de sens, notamment en Europe, n’engendrent pas des abus.

Par Dr Mounir Hanablia *

Nous sommes certes habitués en tant que médecins à l’arbitraire des directeurs médicaux, de véritables seigneurs dont la principale mission sinon l’unique telle que généralement ils la conçoivent est de veiller à ce que seuls les membres de la corporation jouissant de leur bénédiction accèdent au pactole généré par les patients qui fréquentent les établissements dont ils ont la charge.

L’exemple caricatural en est cette grande clinique où le tableau de garde pour une discipline médicale, reproduisant le dicton «charité bien ordonnée commence par soi même», ne comprend que le nom de l’actionnaire majoritaire et de son fils qui en est en même temps le directeur médical. Ah la famille ! Un grand actionnaire qui a contribué à concurrence de plus de 1 million de dinars au capital de ladite société, pour appartenir à la même discipline mais pas à la famille, s’en trouve ainsi exclu.

Une relation tributaire

Dans le même temps, le tableau de garde de la cardiologie comprend plus d’une dizaine de noms, en règle ceux des amis ou des tributaires, qui dans cette discipline apparaissent plus nombreux que dans celle du propriétaire. Celui-ci semble considérer ainsi que le dit la sagesse populaire, que «le détenteur d’un métier identique au tien est ton ennemi».

L’association informelle qui a cours dans les cliniques établit une structure de pouvoir antique au sein d’une société d’actionnaires censée obéir aux normes juridiques du capitalisme le plus moderne, au nom de la rentabilité de l’entreprise. Étant informelle, elle se situe en dehors du droit. Et elle reproduit une relation tributaire parce qu’à tout moment l’autorité en charge du tableau de garde peut substituer des personnes à d’autres sans qu’il n’en découle aucune obligation légale pour les parties lésées.

On pourrait certes penser qu’il s’agit là de la manière avec laquelle la société moderne se trouve investie par des esprits archaïques profondément imprégnés de Moyen-âge et qui n’ont adopté du modernisme que ses manifestations extérieures afin de le détourner à leur profit, mais il ne faut nullement oublier que le pays continue d’être régi par un rapport à la loi et des habitudes issus pour la plupart de 55 ans de parti unique, et même de la colonisation.

Il serait cependant erroné de penser que les structures du pouvoir en fonction dans les entreprises des pays où la loi n’est pas un mot dénué de sens, n’engendrent pas des abus.

Des pratiques discriminatoires

En France et en Europe, les étrangers sont recrutés dans les entreprises, c’est une réalité, et souvent sur leurs compétences seules. Nonobstant le discours xénophobe qui a désormais cours dans le champ politique en Occident, les entreprises dans un monde ultra concurrentiel sont trop conscientes que leur survie dépend de leur capacité à se renouveler et à intégrer de jeunes talents, quelles que soient leurs origines.

Néanmoins, alors que la loi impose aux recruteurs le bannissement de toute pratique discriminatoire basée sur l’origine, la religion, la race, le genre, tout en accordant la priorité aux «Européens» (?), dans la réalité, on a substitué à toute référence interdite sur ces sujets une autre qui pour être légale n’est pas neutre, et qui est déterminante dans le recrutement, celle d’un besoin éventuel de permis de travail. Ainsi quand le postulant répond par l’affirmative à la question posée par l’examinateur, il scelle généralement tout espoir qu’il peut entretenir sur son recrutement éventuel.

Il arrive néanmoins que le postulant se voit signer un contrat de pré-emploi et que les ressources humaines de l’entreprise qui finalisent la signature du contrat découvrent alors qu’il ne dispose pas du fameux permis de travail nécessaire que les autorités délivrent pour permettre l’activité professionnelle. Dans ce cas, elles sont juridiquement  tenues d’honorer leurs engagements à leur corps défendant en établissant un contrat de travail et en faisant établir à la préfecture un permis de travail pour le postulant.

Le problème est que la finalisation du recrutement ne prend effet qu’après trois mois d’activité probatoire, mais que dans le cas d’un refus définitif, le postulant dispose néanmoins de son permis de travail. Ce que les autorités politiques considèrent donc comme un moyen de régularisation et d’intégration important pour les diplômés étrangers dans le marché du travail est vécu par les Ressources humaines comme un gaspillage ou un placement hasardeux qui n’a pas sa raison d’être.

Les manœuvres dilatoires

Récemment, un ingénieur postulant détenteur de deux diplômes de troisième cycle l’a vécu à ses dépens. Après avoir signé l’accord de pré-embauche, et s’être entendu promettre (verbalement) que l’entreprise allait se charger des formalités nécessaires pour le permis de travail, il n’a plus reçu aucune nouvelle, et ses courriels et appels téléphoniques sont demeurés sans réponses pendant plus d’un mois. La date de sa prise de fonction approchant il s’est finalement rendu au siège de l’entreprise concernée pour s’entendre dire par les Ressources humaines qu’en fin de compte, il avait manqué de transparence en ne les informant pas de sa situation administrative, et elles l’ont même accusé d’être un sans papier, ce qui vis-à-vis d’un étudiant qui a obtenu son diplôme de troisième cycle à la fin de l’année, donc à l’expiration de sa carte de séjour, est plutôt abusif. Et avec le plus grand aplomb, et dans une sidérante inversion des rôles, elles lui ont même demandé de prouver que les autorités lui accordent une éventuelle autorisation de prolongation de séjour, et que l’entreprise soit tenue de lui faire établir le permis de travail après l’accord de pré-emploi.

La mascarade ne s’est pas arrêtée là : quand se soumettant à leurs exigences, le postulant eût transmis par mail une documentation significative sur le sujet, prouvant la véracité de ses arguments, il a de nouveau fait face au même mur de silence, qui lui a donné l’impression que ses interlocuteurs faisaient de l’obstruction et jouaient le chrono, ou même le pourrissement.

Dans le cas présent, ce sont les manœuvres dilatoires des Ressources humaines qui ont finalement conduit au clash. Tout postulant sait que le recrutement est affaire de karma, de destin, mais personne n’accepte de faire l’objet de mépris et il est en général, dans les situations semblables, plus simple pour l’entreprise d’annoncer d’emblée la suspension du recrutement, même quand cela la place en porte à faux vis-à-vis de la loi.

En fin de compte, on aura beau dire, dans les pays dotés d’une solide tradition juridique, il y a toujours des avocats qui parfois à bord d’un bus sillonnent la ville et se proposent d’aider bénévolement les catégories vulnérables de la population et les étrangers, en s’opposant dans la mesure du possible aux effets d’un mercantilisme ambiant de plus en plus pesant, et en contraignant les entreprises par voie de justice à faire face à leurs obligations. Et cette tradition n’existe malheureusement que peu chez nous. 

* Médecin de libre pratique.

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