Une curieuse affaire semble avoir suscité quelques remous dans les milieux de la cardiologie en Tunisie. Un film documentaire prétendant se rapporter à l’Histoire de la profession a été présenté dans le cadre d’un congrès de la Société tunisienne de cardiologie et de chirurgie cardiovasculaire (STCCV) il y a peu de temps.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le président de ladite société a dans un mail envoyé à tous ses collègues, reconnu que ce documentaire, «imparfait et perfectible comme tout travail humain» avait suscité des protestations, et demandé à ce que toutes les remarques et les objections lui soient adressées afin d’être communiquées aux quatre cardiologues producteurs du film, mais aussi à un mystérieux «comité des sages élargi», faisant office de comité de lecture, en vue de «finaliser le documentaire, préserver l’Histoire et la transmettre aux jeunes générations».
N’ayant pas visionné moi-même le documentaire en question qui n’a pas été mis en ligne sur les réseaux sociaux et demeure inaccessible, mes commentaires se limiteront au mail reçu.
Acte de diplomatie
Le président a semblé faire acte de diplomatie. En effet, si sur la forme il a paru conciliant, sur le fond il n’a rien concédé, en attribuant la responsabilité d’une éventuelle révision du documentaire à d’autres que lui, au «comité des sages», ceux-là même qui ont sans doute délivré le quitus pour sa projection et même qui en ont peut être été à l’origine. Il n’a pas jugé utile d’en communiquer la composition, à ce comité, et ce n’est à priori pas là un très bon signe relativement à la recevabilité des critiques.
Un comité est un animal sans tête avec quatre pattes de derrière, ainsi que le dit le dicton; dès lors, toutes ses décisions sont mises sur le compte d’une sacro-sainte volonté collective, par définition impartiale et objective.
L’évocation de ces mystérieux sages siégeant en comité de lecture intrigue et évoque plutôt une assemblée secrète; en effet il ne s’agit pas là d’une œuvre scientifique dont il faut s’assurer avant sa publication de sa conformité avec les données de la science, mais de préservation de l’Histoire en vue de la transmettre aux jeunes générations, et pour ce faire seule une censure peut être utile.
Par ailleurs, il paraît difficile de croire que les producteurs puissent collaborer à une éventuelle révision de la version de l’Histoire qui leur soit inévitablement la plus favorable. En réalité elle ne représente que celle d’un établissement hospitalo-universitaire bien connu dont, tout comme le président de la société lui-même, trois des producteurs nommément cités, sont issus, le quatrième n’étant là que pour donner le change.
Il reste à connaître l’origine de ce brusque regain d’intérêt pour les événements du passé au sein d’une profession qui ne s’en est jamais réellement souciée, de la part de personnes en fin de carrières, il faut le préciser, qui ont déjà tout gagné et qui n’ont plus rien à prouver.
Il y a naturellement le souci du passage à la postérité qui anime les grands hommes, les bâtisseurs d’empires, dont l’orgueil immense exige de laisser un nom solide et une empreinte indélébile. Quelle empreinte? Toute la question est là.
Une vision déterministe de l’Histoire la considère comme une évolution perpétuelle vers le progrès et, c’est peut-être cela ce que le comité et les producteurs veulent faire savoir, qu’ils y ont contribué et qu’à la limite, ils en ont été les seuls acteurs, ainsi qu’en témoigne le documentaire, et qu’à ce titre la place éminente qu’ils occupent n’est pas due au hasard, mais au mérite et au travail.
Une vision révisionniste constate que sans les appuis politiques dont ils ont bénéficié et les compromissions auxquelles ils ont dû s’astreindre, aucun progrès n’aurait été possible, et par ailleurs ils n’auraient jamais pu disposer de toute la latitude possible pour mettre en coupe réglée la profession et obtenir à leur bénéfice des réglementations contraires au code de la fonction publique et à la Constitution, dont l’hôpital public et l’ensemble des médecins (1% de leurs revenus) paient aujourd’hui le prix.
La vérité officielle
Sous réserve d’omission, une Histoire officielle de la cardiologie ne saurait donc être d’abord selon ce dernier point de vue que celle d’un pouvoir. Quoiqu’il en soit, dans tous les cas de figures, les cardiologues n’ont pas besoin de comité de censure ni d’une Histoire avec un H pour se faire une opinion.
Il est déjà très positif que la politique du fait accompli poursuivie durant des décennies, dont la tentative d’imposer unilatéralement une vérité et une mémoire officielles constitue maintenant un autre exemple, suscite désormais une levée de boucliers. Que les raisons en soient ou non fondées, qu’elle obéisse ou pas à des motifs égoïstes, celle-ci ne peut être que salutaire.
Les cardiologues sont ainsi en train de sortir du suivisme qui a toujours été le leur et d’une «union» réduite à l’état de slogan brandi par les candidats ambitieux lors des élections des bureaux; ce faisant, ils pénètrent dans l’ère de la critique et de la pluralité, qui seules remettront en question l’inégalité économique institutionnalisée et les réponses inexcusables mais néanmoins compréhensibles qu’elle suscite.
En ce sens, un documentaire est toujours digne d’intérêt quel que soit le point de vue qu’il défend. Mais dès lors qu’il prétend représenter la vérité officielle, cautionnée par une Société savante agissant en dehors de ses attributions, il n’est plus qu’un exercice de propagande au service de ses concepteurs.
* Médecin de pratique libre.
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