Rétrospective : 1930, la «dernière croisade» à Carthage

Universalité du catholicisme et de la république, nationalisme laïc et extrême-droite… ou quand la France, fille aînée de l’Eglise, insistait, grossièrement, pour évangéliser les Tunisiens et les autres Maghrébins! Mais les résultats sont nuls ! (Statue du cardinal Lavigerie à l’entrée de la médina de Tunis, démantelée au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, en 1956).

Par Abdellaziz Guesmi *

En  mai 1930, en présence de l’ambassadeur français (ah la laïcité !), s’est tenu le Congrès eucharistique de Carthage, un rassemblement de clercs et de laïcs en vue de l’évangélisation des musulmans par l’adoration de la Sainte Eucharistie (sacrement qui, selon la doctrine catholique, contient réellement le corps et le sang du Christ sous les apparences du pain et du vin !).

La concomitance du congrès de Carthage avec les fêtes du centenaire de l’Algérie française, le «dahir berbère», du 16 mai 1930 retirant le fonctionnement de la justice dans les tribus de coutume berbère à l’autorité du Sultan du Maroc – séparant ainsi, un peu plus, les Berbères des Arabes – et le quasi cinquantenaire de l’occupation de la Tunisie ne pouvaient, du point de vue des colons français, qu’exprimer l’universalité du catholicisme et de… la république.

Ressusciter le Maghreb latin et chrétien

La vocation de la France à ressusciter le Maghreb latin et chrétien et  à y restaurer la chrétienté «cassée» par l’émergence de l’islam, pointe fortement la dialectique tissée entre nationalisme laïc et universalité catholique. Mais, c’est l’effet inverse qui s’est produit : on date volontiers de ce congrès le véritable réveil des mouvements nationalistes arabes qui devaient mener à l’indépendance des pays maghrébins.

Le congrès eucharistique de Carthage, demeure généralement dans l’histoire contemporaine de la Tunisie comme un double symbole. Du côté du colonisateur, il fait partie des grandes célébrations de l’empire triomphant. Du côté des Tunisiens, il apparaît comme une provocation chrétienne de plus en terre d’islam, l’effet d’une volonté d’évangélisation illustrée par d’autres signes comme la statue du cardinal d’Alger – et de l’antique siège épiscopal ressuscité de Carthage – Charles Lavigerie», administrateur apostolique du vicariat de Tunis de 1881 à 1884 (celui qui a concilié, avec intérêt, les catholiques avec la république), «le chef de la dernière croisade», bénissant la foule, installée à l’entrée de la Médina de Tunis, au bas de la rue Jemaa Zitouna qui mène à la mosquée du même nom, haut lieu de l’islam sunnite.

Pourquoi un congrès eucharistique à Carthage? La décision définitive en revient au pape Pie XI, allié des fascistes italiens.

Le Père Boubée, le jésuite qui est la cheville ouvrière de l’organisation du congrès, en attribue l’idée première à l’Académicien Louis Bertrand, le grand admirateur de l’Afrique romaine et… d’Hitler. Bertrand pense d’abord à Beyrouth, «un choix heureux car depuis l’époque des Croisades la vieille métropole syrienne n’aurait jamais vu pareille manifestation chrétienne. On renouerait solennellement une tradition. Mais, se dit-il, le fanatisme musulman est extrêmement susceptible. Ne serait-il pas imprudent d’aller l’inquiéter dans une ville où, somme toute, il est maître ?»

A Carthage, «nous sommes chez nous»

Bertrand songe alors à Carthage : «Là, rien à craindre des susceptibilités islamiques. Nous sommes chez nous, sur cette colline de Byrsa chantée par Virgile, baptisée par le sang de Félicité et Perpétue, illustrée par la mort de Saint-Louis, rachetée enfin par la France et par le Cardinal Lavigerie.

 L’année 1930 correspondait aussi au quinzième centenaire de la mort de l’Africain Saint-Augustin fêté parallèlement à Bône-Hippone (actuelle Annaba). Des liaisons spéciales entre Carthage et Bône sont d’ailleurs prévues pour permettre aux pèlerins d’assister aux deux festivités.

L’Archevêque Alexis Lemaître poursuit : «Ces liens, sous lesquels ont gémi si longtemps les chrétiens de Tunis, sont aujourd’hui rompus. Sous l’égide de la France libératrice, il vous appartient de préparer à Notre-Seigneur un autre triomphe, où la sainte hostie sera suivie encore “par une foule”, mais libre maintenant et en habit de fête, sous le regard émerveillé de ceux qui ne partagent pas notre foi».

Le socialiste Jules Ferry – à l’origine de l’occupation de la Tunisie – ne dit-il pas, dans un autre registre, la même chose !

A Carthage, «nous sommes chez nous», disait Bertrand. N’est ce pas là, déjà, le cri de ralliement de l’extrême-droite française actuelle!

* Proviseur à Grenoble.

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