Le bleu «smaoui», une histoire tunisienne  

Le voyageur attentif à son environnement est souvent surpris par la prédominance de la couleur bleue sur les portes et fenêtres des maisons voire sur celles des mosquées de Tunisie.

Par Abdellaziz Guesmi *

En Tunisie, la couleur bleue n’était à l’origine utilisée que sur les murs de quelques villages andalous (Testour, Soliman…) ou quelques quartiers juifs. Aujourd’hui, elle devient emblématique de l’architecture traditionnelle tunisienne. Snobisme aidant le bleu «Sidi Bou Saïd» est en train de chasser le vert partout. Les mots ne sont-ils pas le support d’une culture ? De là surgit cette question : que vient faire cette couleur réputée méditerranéenne dans un univers culturel arabo-musulman ?

Le regard du diable

Dans le contexte culturel arabe, le bleu est la couleur du diable. On apprend aux jeunes enfants à craindre celui qui a les yeux bleus. Le «djinn» a des yeux bleus qui s’ouvrent sur le vide. Une «dent bleue» désigne toujours un personnage particulièrement méchant et traitre. Qui, enfant, n’a pas crié de peur en voyant un Européen aux yeux bleus ?

En Occident, le bleu céleste est un simple satellite du blanc, manteau de la vierge sans péché. Le bleu a tendance donc à revêtir des valeurs qui dérivent tout droit du symbolisme chrétien. L’origine chrétienne et juive du bleu est indéniable.

Chez les Arabes, la véritable opposition n’est pas entre le noir et le blanc, mais entre toutes les cinq couleurs fondamentales (blanc, noir, vert, jaune et rouge) et le bleu. Le bleu arabo-musulman c’est l’équivalent du noir chrétien. D’où cette signification négative et dévalorisante qui lui est attachée.

Le bleu n’engage pas au rêve, il le perturbe. Il l’arrête. La perception du bleu est une perception glaciale, glaçante.

Des sept couleurs de l’arc-en-ciel, trois n’ont pas de nom spécifique en arabe : le violet, l’indigo et l’orange. Ce sont des couleurs indéfinies, vagues, «innommables».

Le rouge et le vert se détachent par contre comme couleurs pleines, positives et tranchent avec la méfiance quasi repoussante que la culture arabe éprouve pour le jaune et surtout pour le bleu.

Avec le blanc et le noir, la culture arabe connaît donc six couleurs maîtresses: ahmar (rouge); akhdhar (vert); azraq (bleu); asfar (jaune); abiadh (blanc) et aswad ou encore akhal en arabe tunisien (noir).

La palette des couleurs de base est donc réduite au départ comme ce fut le cas de bien des cultures anciennes qui définissaient trois couleurs seulement dans le spectre: jaune, rouge et vert. La langue latine elle même se doit pour désigner le bleu de recourir à une périphrase car caereleu veut dire «dont la couleur rappelle celle du ciel sans nuages».

Un référentiel sinistre

La culture arabe «découvre» le bleu. C’est pour le charger tout aussitôt de significations lourdes, effrayantes, angoissantes. Le bleu c’est le glacial et c’est le néant. Rien d’aussi sinistre en arabe que les dérivés de la racine z r q (zaraqa, bleu en phonétique). Ils évoquent la déchéance, la pollution, la haine, la perte. Zarraqa, c’est bleuir, c’est piquer ou déféquer. Zariqa c’est virer au bleu, c’est aussi être aveuglé et perdre la vue. Un ennemi implacable, méchant et qui a juré votre perte, est un ennemi bleu. Une mort violente avec son cortège de souffrances, de contorsions, d’affres et d’agonies c’est encore une mort bleue.

Le bleu est une couleur diabolique: elle est celle des yeux de Satan mais aussi des redoutables zabaniya, ces intraitables gardiens de l’Enfer. D’ailleurs criminels et réprouvés seront eux-mêmes bleus au jour du Jugement Dernier : ils auront tellement soif. Rien d’étonnant dès lors que la culture arabe ait cherché à éviter au maximum le bleu.

Au niveau du langage d’abord. Prononcer le mot bleu c’est représenter le malheur. On ne dira donc pas bleu (azraq) mais couleur du ciel (smâoui), ou on usera de mots empruntés. Les mots azur, lapis lazuli et anil ne sont-ils pas empruntés par l’arabe au persan ?

Naboulsi, dans son Traité sur L’interprétation des rêves met en garde contre les vertus néfastes du bleu. «Voir du bleu en rêve signifie l’approche du malheur, de la misère, de la discorde et des catastrophes». Il y a un véritable refus psychologique et culturel du bleu qui finit par jouer tout au long de l’histoire et à travers toutes les sociétés arabes un rôle de «blocage» de première importance.

Il faut quitter vraiment le domaine arabe vers les sphères culturelles persanes, mongoles ou andalouses pour voir le bleu s’affirmer avec moins de négativité et devenir envahissant. Mais en Andalousie et encore en Espagne aujourd’hui, le bleu tend à revêtir une valeur prophylactique.

Une bande bleue entourant le linteau d’une porte ou d’une fenêtre, une pierre bleue enchâssée dans une bague en or, une inscription coranique sur fond d’émail bleu et portée en amulette, écartent le mauvais œil et protègent les demeures et les hommes.

Bien entendu dans le monde arabe actuel l’hostilité au bleu s’est quelque peu estompée. Car le bleu a beaucoup profité des contacts des cultures.

Il n’est pas rare cependant de repérer, encore à tous les niveaux de la vie quotidienne, une vive hostilité au bleu. Au Maghreb, en Egypte, au Moyen-Orient encore aujourd’hui, le bleu reste néfaste. Nous aimons encore peinturer de bleu ceux que nous haïssons particulièrement. Malheur à ceux qui se réveillent et trouvent que la porte de leur maison a été, la nuit et à leur insu, barbouillée de bleu par leurs ennemis.

La Méditerranée au cœur

Alors comment expliquer la prédominance de la couleur bleue dans l’architecture tunisienne traditionnelle, la Tunisie étant arabe et musulmane depuis quinze siècles ?

La seule explication plausible tient aux influences de la période anté-arabe et anté-islamique encore vivaces dans notre pays, mais aussi à sa vocation méditerranéenne et à ses échanges, humains et culturels, avec les pays du sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce).

La vocation maritime de notre pays, dont la population était longtemps composée de pêcheurs et d’artisans, y est sans doute aussi pour beaucoup.       

* Proviseur à Grenoble.

Sources :

‘‘Les Arabes et la couleur’’ d’Abdelwahab Bouhdiba, de l’Université de Tunis. Cahiers de la Méditerranée 20/21, 1980. ‘

‘Bleu – histoire d’une couleur’’, de Michel Pastoureau, Poche, 2014.

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