Document : Kaïs Saïed ou l’hymne à l’autoritarisme  

L’Association tunisienne de défense des libertés (ADLI) a publié, en mars 2023, un rapport monographique en français et en anglais consacré à l’activité normative du président Kaïs Saïed en 2022 sous le titre «L’hymne à l’autoritarisme». Ce rapport a été réalisé par une équipe de recherche  présidée par Pr. Wahid Ferchichi, et composée de Dr. Amine Jelassi, Fatma Fetni, Amine Letaeif et Ahmed Zayani. Nous en publions ci-dessous la synthèse.  

Depuis la proclamation de l’état d’exception le 25 juillet 2021, le projet de «refonte de l’Etat» cher au président Kaïs Saïed a été mis en marche.

L’état d’exception déclaré par le Président de la République Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, a aggravé la situation précaire des droits et libertés, tant au niveau des textes juridiques qu’au niveau de la pratique. Au niveau des textes juridiques, un certain nombre de décrets-lois et des décrets présidentiels publiés contiennent des dispositions susceptibles de limiter les acquis des droits humains énoncés dans le deuxième chapitre de la constitution tunisienne. 

Au niveau de la pratique, les violations des droits civils et politiques se sont accélérées telles que les restrictions aux la liberté d’expression, les décisions arbitraires d’assignation à résidence, l’interdiction de voyager sans autorisations judiciaires, l’interdiction des manifestations aux décisions du Président et toute une série de pratiques liberticides.

Des mesures très préoccupantes de restriction des libertés : des assignations à résidence non motivées et non signifiées formellement, des arrestations et détentions arbitraires, un accroissement significatif du déferrement de civils devant les tribunaux militaires, la poursuite des restrictions des libertés de presse et d’expression y compris par l’intermédiaire de procédures judiciaires abusives, et des restrictions à la liberté de circulation hors mandat judiciaire.

Après la promulgation du décret n° 2021-117 du 22 septembre 2021relatif aux mesures exceptionnelles, notamment en ce qui concerne l’exercice des deux pouvoirs exécutif et législatif, avec d’autres articles relatifs à la suppression de l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi ou la création d’une commission d’assistance aux projets de lois relatives aux réformes politiques, le Président a dévoilé sa « feuille de route politique » le 13 décembre 2021 ayant pour objectif de faire sortir la Tunisie de la crise constitutionnelle.

Cette voie de réforme, annoncée unilatéralement par le Président de la République, a été lancée par voie de consultation électronique le 1er janvier 2022 au 20 mars 2022. Par la suite, une commission, dont les membres seront nommés par le Président Kaïs Saïed, traduira les résultats de la consultation sous forme de nouveaux textes juridiques et d’un nouveau projet de constitution à soumettre au référendum le 25 juillet 2022. Ce parcours se termine par des élections législatives le 17 décembre 2022. 

Les inquiétudes quant à la faisabilité de ce calendrier présidentiel se sont accrues, entre autres, en raison du démarrage trébuché et de la faible participation à la consultation électronique, avec 534915 participants malgré un nombre d’électeurs qui dépasse les 9 millions. De même, l’absence d’un texte organisant la structure de la commission d’assistance aux projets de révisions relatives aux réformes politiques et les garanties de son indépendance, en même temps avec l’absence de la mise en place d’un calendrier électoral pour le référendum qui s’est tenu le 25 juillet 2022 et les élections législatives du 17 décembre 2022 (premier tour) et du 29 janvier 2023 (deuxième tour) donne l’impression que l’état d’exception va se poursuivre au-delà des délais annoncés par le Président de la République, ce qui constitue une menace permanente aux droits et libertés.

Année de la disparition méthodique des institutions constitutionnelles

En 2022, des textes juridiques ont été publiés reflétant une volonté claire de supprimer les institutions créées par la Constitution tunisienne et de créer d’autres institutions provisoires.

Après la suppression de l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois par le décret-présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021relatif aux mesures exceptionnelles, la démocratie locale a été de sa part grignotée. Le décret présidentiel n°197 du 23 novembre 2021 a prévu la suppression du ministère des affaires locales, le transfert de ses prérogatives et l’attachement de ses structures centrales et régionales au ministère de l’Intérieur.

Par ailleurs, le Président de la République a, dans un premier temps, suspendu les attributions et privilèges dont jouissent les membres du Conseil suprême de la magistrature en vertu du décret-loi n° 4 de 2022 du 19 janvier 2022 portant modification de la loi organique n° 34 du 28 avril 2016 sur le Conseil suprême de la magistrature. Dans un second temps, il l’a dissoute définitivement en instituant à sa place un conseil supérieur provisoire de la magistrature conformément aux dispositions du décret-loi n° 11 de 2022 du 12 février 2022 relatif à la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature.Un décret présidentiel n° 2022-217 du 7 mars 2022, portant nomination des membres des conseils provisoires de la magistrature a été ensuite promulgué. 

Le décret-loi relatif au Conseil suprême provisoire de la magistrature a accordé au Président de la République de larges pouvoirs, à commencer par le droit de nommer neuf membres parmi les juges candidats au Conseil ou même de l’extérieur des candidatures.

Par conséquent, la situation précaire des libertés s’est aggravée en raison de l’absence des contre-pouvoirs juridiques et politiques pour lutter contre toute violation. Le pouvoir juridictionnel a non seulement été empêché d’examiner les recours contre les décrets- lois émis par le Président de la République, mais il a également affaibli l’indépendance de la structure qui veille à la carrière professionnelle des juges.

Année de la nouvelle constitution

Le 25 juillet 2022, le Président de la République a organisé un référendum en vue de l’adoption d’une constitution qu’il a élaborée lui-même. Le texte de la constitution fut adopté et publié au journal officiel du 18 août 2022. Ce texte a abrogé la constitution du 27 janvier 2014, et a institué un nouvel ordre constitutionnel fondé sur les éléments suivants :

– renforcer le pouvoir exécutif (notamment les pouvoirs du président de la République) au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire;

– affaiblir le rôle du pouvoir judiciaire et notamment du Conseil supérieur de la magistrature et de la cour constitutionnelle;

– écarter les instances constitutionnelles et ne conserver que celle chargée des élections;

– conserver le chapitre relatif aux droit et libertés mais en le neutralisant à travers l’ajout d’un article faisant de l’Etat le garant de la mise en application des objectifs de l’Islam et en supprimant la mention de l’Etat civil.

Cet ordre constitutionnel, a été consolidé par l’élection d’un nouveau parlement et devrait poursuivre la mise en place des différentes institutions : la cour constitutionnelle, le conseil supérieur de la magistrature….

Le 8 novembre 2022, la Tunisie a présenté son rapport en vue de l’Examen Périodique Universel devant le Conseil des droits de l’Homme et a reçu pas moins de 280 recommandations relatives aux droits humains.

Année de l’organisation des élections législatives

La refonte du régime politique entamée le 25 juillet 2021 et consacrée légalement par le décret n°2022-117 du 22 septembre 2021, a été consolidée par la Constitution du 25 juillet 2022.

Pour la mettre en place, le président a organisé des élections législatives dont le premier tour a été organisé le 17 décembre 2022 et le second tour le 29 janvier 2023.

Des élections qui n’ont vu participer que 11% des électeurs.

Cette marche vers un nouveau modèle de l’Etat a été forgée/ consacrée par des textes juridiques élaborés, adoptés et publiés au journal officiel dans le manque de transparence le plus total !

 Pour comprendre cette démarche présidentielle, nous nous sommes penché.e.s sur la production légale du président durant l’année 2022 pour cerner le nombre des textes produits, leurs thématiques, les priorités du président, la qualité de ses textes et notamment leur impact sur les droits et les libertés.

Un aperçu quantitatif des normes présidentielles

Durant 2022, le Président de la république a publié 81 décrets-lois et 104 décrets présidentiels.

Ce chiffre qui assez élevé ne devrait pas nous induire en erreur.

En effet, un grand de ces textes ne comportent qu’un seul article notamment les décrets-lois d’approbation et les décrets de ratification de textes internationaux : au nombre de 23 décrets-lois (sur un total de 81) et 19 décrets (sur un total de 104). Il en est de même de textes approuvant les conventions relatives aux hydrocarbures (exploitation et/ou exploration) avec 11 décrets-lois. Les décrets relatifs aux nominations dans les postes politico-administratifs (notamment les gouverneurs, les directeurs des établissements publics) 37 décrets- sur un total de 104. 

Cette production «en mono-article» est très importante : les ratifications révèlent une lourde tendance à l’endettement avec 14 décrets-lois et 12 décrets (contrairement au discours présidentiel officiel), l’octroi des autorisations et concessions dans le domaine des hydrocarbures (11 décrets-lois) reflète aussi le choix présidentiel en la matière et ce en l’absence de toute délibération transparente.

Au niveau de l’impact l’année 2022 a été caractérisée par un certain nombre de texte qui avaient /ont pour objectif de changer le régime politique, mais aussi le modèle et les équilibre économiques et sociaux en Tunisie.

En effet, les textes présidentiels adoptés en 2022 ont porté sur l’ensemble des droits et des libertés révélant ainsi la vision du Chef de l’Etat et ses priorités : politiques, économiques, sociales, environnementales et culturelles.

Les décrets-lois de 2022 ont porté sur un ensemble de droits et de libertés touchants d’une manière variable les droits civils et politiques notamment les droits électoraux, la liberté d’expression, l’indépendance de la magistrature… (un ensemble de 12 décrets-lois et 21 décrets), ce nombre limité de textes portant sur les droits civils et politique ne doit et en aucun cas occulter le grand impact de ces textes sur les droits et les libertés : l’adoption d’une nouvelle constitution, l’élection d’un nouveau parlement, un conseil supérieur provisoire de la magistrature, une nouvelle instance des élections, nouvelle réglementation de la liberté d’expression, la transaction pénale… : une nouvelle configuration du régime et des institutions de l’Etat, et un retour vers l’extrême centralisation et personnification des pouvoirs ! 

Les droits économiques sociaux et culturels : en adoptant des textes portants sur les sociétés communautaires, en ratifiant un très grand nombre accords de prêts, renforçant ainsi la dette extérieure de l’Etat (14 décrets-lois et 12 décrets), un décret-loi sur les sociétés communautaires, une «loi» de finances très austère… de quoi changer le modèle économique et social tunisien.

Toutefois, les textes culturels et environnementaux restent les parents pauvres de la production normative présidentielle de 2022, et se résument principalement dans l’approbation/ratification des textes internationaux : un seul protocole environnemental (celui de Madrid sur la gestion intégrée de la zone côtière), et 2 textes portant sur les droits culturels : le traité de l’organisation Mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur et la Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion. 

Ainsi, les questions culturels, environnementales et de développement durable n’ont constitué aucune priorité dans le travail normatif présidentiel en 2022.

Enfin, quant aux droits des différents groupes sociaux, la production normative était maigre mais lourde en conséquences sur les droits et libertés des groupes sociaux, notamment pour les droits des journalistes, les femmes, les migrant.e.s, les personnes handicapées, les personnes LGBTQIA+, les enfants…

Ainsi, et pour avoir une idée plus précise et détaillée sur l’activité normative présidentielle durant l’année 2022 nous proposons de focaliser cette monographie analytique sur

  1. Les droits civils et politiques;
  2. Les droits économiques, sociaux et culturels;
  3. Les droits environnementaux et au développement durable;
  4. Les droits des différentes catégories sociales.

Ce travail de lecture et évaluation de l’activité normative présidentielle durant l’année 2022 sera enrichi par les recommandations formulées par les Etats membre du Conseil des droits de l’Homme à Genève, lors de l’Examen périodique universel de la Tunisie le 08 novembre dernier.

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