Ces dernières années la politique française envers la Tunisie et le peuple tunisien n’a cessé de nous surprendre par son mépris et son arrogance. Si cela n’a pas surpris notre classe intellectuelle, il ne semble pas pour autant déranger nos dirigeants qui continuent d’hiberner profondément. L’exemple de plus poignant de cette mascarade est le visa pour la France. Ce visa tant convoité est devenu synonyme d’humiliation quotidienne pour le peuple tunisien.
Par Dr Moez Ben Khemis *
Prétextant une organisation meilleure du flux des demandeurs de visa et de leurs dossiers administratifs, la France a décidé de mandater pour cette tâche de l’examen des dossiers de visa un contractant privé, le fameux TLS.
Dans sa démarche, le citoyen tunisien doit accomplir différentes étapes. Un véritable supplice que nous prescrit «amicalement» l’administration française.
Commençons d’abord par le rendez vous : vous devez vous connecter à France-Visas Tunisie, le site officiel des visas pour la France, pour créer un compte personnel. Vous prenez ensuite rendez-vous sur le site TLScontact Tunisie visa France. Ce rendez vous qui, de prime abord, semble facile, se transforme en un calvaire journalier pour trouver un créneau libre et s’y glisser. Le site est rapidement saturé et ne peut répondre aux attentes des demandeurs de visa. L’accès y est limité à trois fois par jour. Et bien évidemment ce compte se désactive spontanément au bout de 30 jours si l’obtention de ce rendez-vous n’a pas pu se concrétiser.
Puis vient la deuxième étape : vous remplissez en ligne un formulaire de demande de visa pour la France. Vous devez joindre ce formulaire dûment rempli et signé au dossier de demande que vous allez présenter lors de votre rendez-vous au service des visas.
Le centre TLScontact de Tunis assure l’accueil des demandeurs de visa et la réception des dossiers.
Une fois le rendez vous obtenu : il faut faire face à l’humeur aussi bien belliqueuse qu’outrancière de l’administration française.
Une liste de documents est demandée afin de pouvoir constituer un dossier. Le demandeur de visa doit satisfaire les désirs refoulés d’une France coloniale dont la perspective de voir à ses frontières des citoyens libres mais de couleur un peu plus foncée lui hérisse les poils au plus haut point.
Tenez vous bien : le demandeur de visa pour la France – et je ne parle ici que du visa touristique ou court séjour et donc le plus élémentaire – doit fournir :
- un passeport dont la validité est supérieure à trois mois après la date de départ de l’espace Schengen;
- le formulaire de demande dûment rempli et signé;
- le récépissé d’enregistrement de la demande de visa;
- deux photographies d’identité identiques, récentes et aux normes;
- une preuve de résidence légale en Tunisie;
- des justificatifs de l’objet du voyage dont le billet d’avion d’ores et déjà acheté;
- des justificatifs d’hébergement en France;
- une preuve de moyens suffisants pour couvrir les frais journaliers en France de l’ordre de 120€ par jour;
- une assurance médicale de voyage validée;
- des preuves de l’activité professionnelle et des justificatifs de ressources:
- pour les salariés : attestation de travail + titre de congé + historique CNSS + trois dernières fiches de paie;
- pour les fonctionnaires : attestation de travail + titre de congé + attestation CNRPS + trois dernières fiches de salaire;
- pour les indépendants : copie de la carte d’identité fiscale + copie de parution de la société au Jort, extrait du registre de commerce et les relevés de compte de la société des six derniers mois;
- pour les étudiants : attestation de présence de l’année scolaire en cours + preuve de moyen de subsistance des parents (les relevés de compte ou les trois dernières fiches de paie) avec un extrait de naissance récent prouvant le lien familial;
- pour les retraités : attestation de pension de retraite et extrait bancaire;
- pour les femmes au foyer : les relevés de compte et trois dernières fiches de paie du conjoint avec un extrait de naissance récent prouvant le lien familial.
Venons-en maintenant aux frais de ce visa : pour un visa pour la France de court séjour (qu’on n’est pas assuré d’obtenir !), les frais s’élèvent à 80 € auxquels s’ajoutent les frais perçus par TLScontact qui sont de 33,50 €.
Triste escroquerie et véritable brigandage.
Violation des données personnelles et de la vie privée
Evidement ces frais ne sont point remboursés en cas de refus de visa.
Cette interminable liste de documents pourtant non exhaustive est effarante.
Pourquoi le citoyen tunisien doit-il justifier de ses revenus pour aller en France ?
Pourquoi faut-il qu’il donne ses relevés de compte des six derniers mois, ses trois dernières fiches de paie ou sa carte d’identité fiscale ?
Pourquoi doit-il justifier d’une attestation de travail ou de son titre de congés ?
Pourquoi le doit-il donner une preuve de lien familial ?
Pourquoi un étudiant, véritable richesse d’un pays et la crème de sa société, doit-il justifier des moyens de subsistance des ses parents ?
Somme-nous dans une rafle de 39-44 ?
Tant de questions qui interpellent.
Un affront que nous subissons sur notre propre sol
Cette procédure est la définition même de la violation directe de nos données personnelles et de notre vie privée. C’est une humiliation et un affront que nous subissons sur notre propre sol. La France n’a pas à s’immiscer dans la vie privée des citoyens tunisiens. Nos dirigeants ne doivent-ils donc pas se révolter face à de tels pratiques et agissements ? Ne doivent-ils pas convoquer l’ambassadeur de France de son palais tunisien de Dar El Kamila et le questionner sur une telle dérive ?
Un passeport valide, une attestation d’hébergement ou une réservation d’hôtel ainsi qu’une somme d’argent minimale pour couvrir les frais de séjour en France sont largement suffisants. Je vois mal la France infliger une telle procédure pour permettre aux Américains, aux Canadiens ou aux Japonais de fouler son sol.
J’ai vu ces derniers mois des médecins recalés aux portes du service des visas pour la France alors qu’ils souhaitaient se rendre à un congrès ou à une formation diplômante. Sans surprise puisque le TLS a annulé sa convention avec le Conseil national de l’Ordre des médecins tunisiens (CNOM).
J’ai vu une professeure universitaire en pharmacie dont les trois enfants ont tous fait leurs études aux différents collèges et lycées de la Mission française en Tunisie se faire refuser son visa touristique sans aucune explication.
J’ai vu un professeur en médecine dentaire échouer à obtenir ce saint graal alors qu’il se rendait en France pour donner une conférence.
Sans parler des milliers de braves femmes et d’hommes de différentes professions qui voient leurs dossiers blackboulés alors qu’ils comptaient rendre visite à leurs proches ou se faire plaisir par des vacances bien méritées.
En se basant sur les chiffres de 2020, entre janvier et juin, environ 96.000 demandes de visa pour la France ont été enregistrées. Seuls 65% des demandeurs ont obtenu le fameux sésame. Je vous laisse faire le calcul des rentes de ce commerce administratif pour la France.
En septembre 2021, Gérald Darmanin, actuel ministre de l’Intérieur français avait décidé de durcir les conditions d’obtention des visas à l’égard de la Tunisie, qui, selon lui, «rechignait à reprendre ses ressortissants en situation irrégulière sur le territoire français». Il avait donc annoncé la réduction de 30% du nombre de visa délivrés aux Tunisiens. Cela voulait dire explicitement que même si le demandeur de visa a un dossier irréprochable, il peut se faire recaler car le quota est atteint.
Cette décision unilatérale a fait couler beaucoup d’encre et a suscité une vague d’indignation sans précédent ce qui a amené la France, en décembre 2022, à lever ses sanction vis-à-vis du peuple tunisien sans que pour autant cela ne se sente sur le terrain.
La France serait-elle en train de retomber dans ses vieux travers? La France par le biais de ses hommes politiques condescendants est-elle en train de pratiquer la méthode de la menace et du chantage d’Etat envers un pays qui est acquis à sa cause depuis très longtemps ?
La Tunisie est-elle devenue pays ennemi pour que la France lui inflige cette hostilité et ces sanctions ?
A l’évidence oui.
Faut-il donc rappeler à Monsieur Darmanin que son grand-père paternel, Rocco Darmanin, est né en 1902 à Béja en Tunisie, et qu’il était mineur de profession; et que son son grand-père maternel, Moussa Ouakid, est né en 1907 en Algérie dans le douar d’Ouled Ghalia.
Une relation privilégiée dites-vous ?
Je pense qu’une revue de notre histoire commune doit être exhumée.
Rappelons alors que le protectorat français de Tunisie institué par le traité du Bardo du 12 mai 1881 au terme d’une rapide conquête militaire n’est autre qu’une colonisation déguisée. Cette colonisation avait plusieurs motivations. Principalement économiques: s’emparer des richesses de notre pays et s’assurer d’un approvisionnement en matières premières. Ainsi le phosphate, le pétrole, le gaz naturel, les produits agricoles de premiers choix tels que les agrumes, le blé dur, les dattes, l’huile d’olive et bien d’autres sont le privilège de la France. Mais aussi, garantir des débouchés à l’industrie nationale française : le parc automobile tunisien et tout le marché de pièces autos qui en découle – pout ne citer que cela – en témoignent largement.
Aussi nul ne peut ignorer que l’occupation française a apporté au peuple tunisien son lot de massacres, de spoliations, et d’asservissement. La crise de Bizerte de 1961 en est le dernier épisode sanglant.
Par ailleurs, la France nous a aussi légué un héritage éreintant : la langue française. En Tunisie, les études secondaires et universitaires, et jusqu’à la recherche et les publications scientifiques se font dans la langue de Molière au détriment de notre langue maternelle, l’arabe. Même notre dialecte s’est vu greffé d’une multitude de mots français. Et cela, nous continuons à en payer le prix… sous forme d’humiliation.
La France continue à balancer des discours fallacieux sur une coopération franco-tunisienne prospère et fructueuse alors que la réalité traduit une relation verticale et outrecuidante.
Le Rwanda montre la voie
Faut-il rappeler aux dirigeants français que le président rwandais Paul Kagame a introduit dans la constitution de 2003 l’anglais comme troisième langue officielle, avec le kinyarwanda et le français ? Ce qui a permis au Rwanda de se libérer du joug des dictats de la France et favorisé l’ouverture économique vers le monde anglo-saxon ? Faut-il rappeler aux dirigeants français que ce même président a rompu en 2006 ses relations diplomatiques avec la France ? Faut-il rappeler à ces mêmes dirigeants que le gouvernement rwandais a décidé, en octobre 2008, que l’anglais devienne la langue de l’enseignement au détriment du français, changement appliqué de l’école primaire à l’université ? Cette remise en cause du français au Rwanda – un pays appartenant à l’espace francophone traditionnel comme la Tunisie d’ailleurs – est la conséquence directe d’une crise longtemps et volontairement ignorée par Paris. Faut-il enfin leur rappeler que le président Emmanuel Macron en personne et dans une démarche désespérée pour garder un soupçon d’honneur est allé inaugurer le 27 mai 2021 un nouveau centre culturel francophone à Kigali, sept ans après la fermeture de l’Institut français au Rwanda ?
Faut-il ôter les œillères aux dirigeants français pour qu’ils se rendent compte que le Mali et le Burkina Faso et bientôt d’autres pays sont en train d’échapper au violent vestige du colonialisme français à cause d’une politique de mépris et d’avanie qui dure depuis des décennies ?
L’Afrique du Nord et la Tunisie en particulier sont capables d’aller sur ce chemin du renouveau et de l’espoir.
La France, dont l’image à l’étranger est déjà ternie, doit réviser sa politique envers la Tunisie, son allié inconditionnel depuis très longtemps. La Tunisie doit être élevée sans tarder au statut de partenaire privilégié au risque de voir le sentiment anti-français s’accroître et de voir ce petit pays voler vers de nouveaux horizons internationaux.
* Médecin.
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