Tunisie, un pays en perte de vitesse

La Tunisie se trouve en mauvaise posture. Elle souffre en silence. Pour le moment. Personne de l’extérieur ne semble vraiment s’en apercevoir. Reportage à Tunis, une agglomération en perte de vitesse. Et qui fait semblant de vivre… en attendant Godot.

Par Jean-Guillaume Lozato *

Tunis. Seconde moitié de février. Le beau temps se fait plus constant. Les stands de jus d’oranges sanguines font patienter celles et ceux qui dégustent ce breuvage en vue des moments printaniers. Nonobstant la vitamine C contenue, un sentiment d’abattement se dégage dans une localité où voir des touristes est devenu exceptionnel depuis six ans.

Les «hittistes» pour employer un néologisme vernaculaire algérien – littéralement les «muristes», par extension les chômeurs reconvertis en teneurs de murs, puisqu’appuyés dessus pour tuer le temps – se reproduisent proportionnellement au désœuvrement. Les vendeurs à la sauvette sont quelquefois aussi nombreux que les passants autour des principales artères urbaines. Les cireurs de chaussures, eux, ont repeuplé les abords du jardin Habib Thameur alors qu’ils étaient voués à la disparition. La grande précarité s’est installée.

Enlisement politique

La vague arabe de protestations partie du pays en 2011 ayant débouché sur le dégagisme s’est essoufflée politiquement. Elle stagne. Les débats sont stériles à la télévision comme aux représentations gouvernementales.

Le président Kaïs Saïed revêt l’image d’un homme intègre, jouit d’un indice de popularité vraiment satisfaisant. Toutefois, cela s’apparente à une perte de temps, un piège retardant les effets d’une contestation qui l’atteindra lorsque le peuple aura terminé d’en vouloir aux autres membres du gouvernement. L’actuel président en exercice ne dispose pas d’un entourage efficient digne de confiance. Il a nommé comme première ministre Najla Bouden plus au nom d’un féminisme d’Etat faire valoir démocratique en apparence, qu’au nom du bon sens. Le plus haut représentant de la nation tunisienne est hors cadre. Trop de législatif par ce constitutionnaliste de formation et pas assez de préoccupations concrètes pour relancer l’économie.

Aussi certains actes s’apparentent à la précipitation. De la cohabitation passée avec le parti Ennahdha connoté islamiste à l’arrestation récente du directeur de Radio Mosaïque, Noureddine Boutar. La Tunisie avait l’avantage de posséder un parlement unicaméral. On a décidé sa division en deux sans que l’on décèle vraiment une utilité. Le problème de la perception des migrants subsahariens s’est invité au débat de façon polémique.

Ces actions ont eu successivement pour effet la déception d’une frange de l’électorat représentant le vote islamo-conservateur, avec comme corollaire une radicalisation faussant la spiritualité des plus jeunes. Par ailleurs, et suite au mirage fondamentaliste et à l’arrestation de certains de ses représentants, une lutte anti-corruption s’est engagée. Malheureusement, même s’il s’agit d’un point positif, cela s’est passé de manière désordonnée. La liberté d’expression se voit balisée de manière aléatoire d’après bien des spécialistes en communication. Par conséquent, le peuple ne sait plus vraiment vers qui se tourner. Ajoutant à cela la méfiance, héritée de la période Ben Ali, envers le système général. Un symbole le parti Nida Tounes comparable au parti français LR car s’étant écroulé dans les intentions de vote.

Naturellement cet amassement de mauvais éléments résonne comme des indices prédictifs faisant fuir les investisseurs nationaux et étrangers. Ce qui nous amène de la macroéconomie à la triste réalité microéconomique.

Economie à la ramasse

Le point faible de l’équipe gouvernementale c’est principalement la réalité économique et financière. Le centre de Tunis s’est appauvri. Ridha Kéfi, directeur de Kapitalis, société de médias, journaliste d’expérience locale et internationale, soutient cette thèse: «Ce n’est plus le centre de Tunis qui peuple les souvenirs de ma jeunesse. C’est devenu très sale, y compris le pauvre mobilier dans les restaurants ou salons de thé». A présent l’avenue Bourguiba est constellée de mendiants, ce qui n’était pas le cas avant.

C’est ça qui est nouveau. Ces stigmates n’étaient pas encore apparus malgré la récession conjuguée de la crise des Subprimes de 2008 et le basculement vers la démocratie de 2011. Les inégalités étaient nettement moins perceptibles qu’en Algérie, qu’au Maroc ou qu’en Egypte. Le territoire tunisien dépourvu d’hydrocarbures doit faire front à un renchérissement de la vie courante. A côté de cela le secteur de la construction ne fait plus recette à en juger les reventes accélérées des émigrés ou étrangers détenteurs de villas cossues à Djerba ou à Zarzis. Un phénomène qui impacte les formations professionnelles en immobilier et notariat d’après les explications de Chiheb Ben Ali, cousin éloigné de l’ex-dictateur, anciennement agent immobilier. Reconverti dans la restauration avec sa sœur  Khouloud, il narre la nouvelle vie de son frère Akram, parti collaborer avec des partenaires commerciaux en Turquie.

Et le tourisme alors? Il connaît un ralentissement, fonctionne en discontinu selon les saisons et les régions. Ce manque de synchronisation est lié à la concentration des centres décisionnels sur Tunis et le littoral sahélien.

Dépasser les clivages au profit de l’élargissement des compétences serait un premier levier selon Hannibal Jegham, homme d’affaires, karateka de haut niveau, dont le projet de cimenterie dans une perspective de respect accru de l’environnement symbolise cette créativité nécessaire pour combattre l’inertie. Accompagnant le quadragénaire aux allures de play-boy décontracté, l’historien militaire Faysal Cherif acquiesce. L’universitaire médiatisé est en train de finaliser un projet d’échanges avec la Corée du Sud, tandis que son ami consolide des contacts chinois. Deux hommes qui s’orientent vers de nouveaux horizons géographiques. Le premier nommé y voit des possibilités de diversification indispensable en ces temps de mondialisation. «Il n’y a pas longtemps, notre président a resserré les liens avec l’Algérie. Comme il s’agit de l’Etat, il faudra faire avec. Mais franchement, le secret c’est faire abstraction de la politique pure pour retourner à un climat propice aux affaires. La Chine est critiquée sur le plan international? Ok, mais pour moi, il s’agit de business et j’ai pour objectif de varier mes partenaires autant pour les filiales que les pays. Pas laisser le monopole à une seule nation», explique l’homme d’affaires.  Des propos pragmatiques et sages en symbiose avec le dernier événement rassembleur afro-asiatique: le sommet sud-coréen en Afrique.

Autre domaine à développer pour la relance : l’événementiel et le culturel. Deux spécialités de Said Ben Jaffar et Awatef Ridene, mariés et installés à Paris. Respectivement organisateur de spectacles et cinéaste, ils effectuent des allers-retours fréquents entre France et Tunisie. Le couple souligne la difficulté d’obtenir des financements ou avances. Or leur pays d’origine a beaucoup à proposer en matière de manifestations culturelles. Impression confirmée en visitant le centre culturel de Tunis sous les instructions du coordinateur Ghazy Bouderbala chargé de la communication, entre expositions photos et préparatifs pour les journées culinaires arabes.

Du KGB AU KJB

La Tunisie du Printemps arabe a enfanté un contexte instable. Ces séquelles sont les conséquences d’une économie où l’informel (près de 40% du PIB ) a remporté la priorité pour répondre sans les combler totalement aux  aspirations des vendeurs comme aux besoins des consommateurs. Le prix des denrées de base a augmenté sensiblement. Les répercussions sont énormes chez les plus humbles. Et aussi chez la classe moyenne au centre des attentions sous Ben Ali. Et puis les jeunes ont de plus en plus de besoins, ce qui les fait songer quotidiennement à l’expatriation. Phénomène vu et anticipé par leurs plus proches interlocuteurs que sont les enseignants du supérieur.

Du public comme le démographe Mohamed-Ali Ben Zina, vice-doyen directeur des études à l’Université des Sciences Humaines de Tunis. Ou du privé comme Marouen Jouini, responsable admission auprès de iTeam University, ou encore Elyes Marrouki, responsable service des étudiants à l’IHE Tunis. Ainsi Le phénomène «knatria», la contrebande sur la bande frontalière avec l’Algérie et la Libye, étaye les théories favorables au constat d’une dépréciation conjointe du dinar et du pouvoir d’achat quel que soit le niveau d’instruction. Des sortes de «go-fast» destinés à collecter les marchandises allant des produits alimentaires au petit électroménager sillonnent les routes au mépris du code de la route.

Ces véhicules pick-up Isuzu ou Toyota rappellent de façon inquiétante le paysage automobile libyen. Ils peuvent en outre servir à se fournir en pièces détachées automobiles. Point sur lequel ironise Majdi Chaouachi, enseignant universitaire en français : «Autrefois les Algériens s’approvisionnaient auprès des Tunisiens. Maintenant, renversement de situation. Je sais de quoi je parle parce que changer une pièce sur ma Citroën est devenue une galère».

Le Nord-Ouest de la Tunisie doit justement faire objet de la plus grande vigilance. Le faire bénéficier d’un désenclavement pourrait éviter un embrasement des esprits. Particulièrement, la wilaya de Jendouba avec son taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale et sa population à la mentalité jugée trop inaccessible au décryptage. Le renversement et les désordres ont souvent eu comme origine spatiale des endroits comme Gafsa ou Sidi Bouzid, correspondant au triangle «KGB» (Kasserine, Gafsa, Sidi Bouzid). Cette fois la variante «KJB» (Kef, Jendouba, Béja) détient les composantes d’un détonateur social. A moins qu’une harmonisation de l’alphabétisation et de l’aménagement du territoire fasse recouvrer un semblant de dignité à ce groupe régional de population.

N’oublions pas que le Ramadan occupe l’espace-temps durant un mois à partir du dernier tiers de mars. Si le prix de l’alimentation, surtout le kilo de la viande de mouton qui s’approche dangereusement des 40 dinars sur le court terme, connaît une nouvelle hausse alors la célébration d’une fête religieuse comme la fin du Ramadan, l’Aid el-Kebir ou la fête du Mouled pourrait compliquer la situation dans le pays.

* Enseignant en langue et civilisation italiennes auprès de l’Université Paris Gustave Eiffel et auprès de Skema Business School; chroniqueur; essayiste auteur de “Italie et Tunisie : entre miroir réfléchissant et miroir déformant” et de “Free Uyghur”.

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