Administration publique en Tunisie : assainissement ou chasse aux sorcières ?

L’assainissement de l’administration publique que le président Saïed ne cesse d’appeler de tous ses vœux pourrait être une chance pour la Tunisie. Sauf s’u l’opération dégénère en chasse aux sorcières qui finirait par bloquer une bureaucratie déjà presque l’arrêt.

Par Ridha Kefi

«Les ministères, les établissements publics et les autres administrations ne peuvent pas travailler, alors qu’il y a des éléments qui agissent pour le compte de parties qui ne veulent pas servir l’intérêt public», a déclaré Kaïs Saïed.

Cette déclaration a été faite lors de la réunion du chef de l’Etat avec la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, le ministre de la Défense, Imed Memmiche, le ministre de l’Intérieur, Kamel Feki, et le ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, vendredi 12 mai 2023, ce qui lui donne une portée et une résonance particulières. Vidéo.

En appelant ainsi solennellement le «noyau dur» de l’exécutif à assainir l’administration publique des intrus qui bloquent son fonctionnement ordinaire, et en insistant sur la nécessité que les magistrats adhèrent totalement aux efforts de poursuite de ceux qui ont touché à la paix civile, par allusion aux opposants incarcérés depuis la mi-février et poursuivis pour atteinte à la sûreté de l’Etat, le président de la république mesure-t-il vraiment l’impact politique de ses paroles, sur les plans intérieur et extérieur ?

Les «mauvaises graines»

Il y a d’abord, dans cette déclaration, un aveu d’autant plus lourd de conséquences qu’elle est faite par le chef de l’Etat, selon lequel l’administration publique regorge d’espions, de traîtres et de comploteurs, qui cherchent à bloquer le fonctionnement normal de l’Etat.

Qui sont ces saboteurs et comment peut-on les identifier et les mettre hors d’état de nuire ? Cela fait deux ou trois ans que le président les pointe du doigt sans que rien n’ait été fait pour assainir l’administration publique de ces «mauvaises graines» auxquelles le président semble imputer le maigre bilan du gouvernement qu’il chapeaute.

De là à penser que le chef de l’Etat cherche des boucs émissaires pour leur faire porter la responsabilité de ses propres échecs, il y a un pas que ses opposants feraient volontiers, d’autant que, de plus le temps que l’on crie aux loups, rien n’est vraiment fait pour assainir l’administration publique des «virus» qui la rongent de l’intérieur, si tant est qu’ils existent vraiment.

A moins que le chef de l’Etat n’exprime là une certaine impuissance à agir efficacement contre ces «ennemis de l’intérieur», ce qui serait encore plus inquiétant, eu égard les immenses pouvoirs que M. Saïed s’est octroyés lui-même depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, et qui sont censés lui permettre de mener le processus de réforme de l’Etat, mission historique qu’il revendique tapageusement depuis son accession à la magistrature suprême.

Par ailleurs, la solennité avec laquelle le président de la république a présidé la réunion d’hier pour appeler à l’assainissement de l’administration publique, pourrait annoncer le début d’une chasse aux sorcières qui toucherait des pans entiers de cette administration.

La chasse aux sorcières

Faut-il s’en plaindre ? Non, si le processus d’assainissement aura lieu selon des critères et des procédures à la fois objectives et légales, en respectant la présomption d’innocence et en donnant aux potentiels coupables la possibilité de se défendre et de faire valoir leurs droits. Oui, si l’opération sera menée de manière cavalière, sur la base de dénonciations facebookiennes orchestrées par le virage des «ultras» saïédiens. On en a déjà vu, et les craintes à ce propos sont amplement justifiées.

Sur un autre plan, en appelant les magistrats, dont l’indépendance est de plus en plus sujette à caution, à adhérer totalement aux poursuites judiciaires, déjà engagées ou qui le seront bientôt, contre ceux qui ont «touché à la paix civile ou gaspillé les ressources de la nation» (sic !), le président de la république semble vouloir entraîner la justice dans cette campagne de salubrité publique.

C’est de bonne guerre, diraient certains. En effet, il va falloir qu’un jour on parvienne à débarrasser l’appareil de l’Etat, et une fois pour toute, des parasites qui campent dans ses rouages et louent leurs services aux lobbys politiques et/ou d’intérêt. Et si ce n’est pas déjà trop tard, le ver ayant déjà pourri le fruit, ne rien faire contre ce fléau, hypothéquerait définitivement l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Que Saïed réussisse à faire là où tous ses prédécesseurs ont échoué, c’est tout le mal que l’on nous souhaite. Sauf que l’opération doit être menée avec autant de rigueur que de doigté. Car le risque est grand de voir le processus d’assainissement ainsi projeté dégénérer en chasse aux sorcières dont seuls les partisans du président tireraient profit en mettant hors-circuit leurs adversaires politiques. Penser que le pays tirerait profit d’une telle opération, c’est délivrer un blanc seing auxdits «ultras» saïediens qui sont loin d’être des anges, des patriotes altruistes et désintéressés.

Une machine quasiment à l’arrêt

Une dernière remarque s’impose dans ce contexte : depuis quelques années, l’administration publique, malgré ses énormes effectifs, fonctionne au ralenti, les hauts responsables rechignant à prendre des décisions ou à mener des actions dont ils auraient, un jour, à rendre compte devant la justice. Et on ne peut sérieusement les en blâmer, car ils travaillent dans une atmosphère de grande suspicion et marchent tous sur des œufs, craignant de commettre le faux-pas qui causerait leur perte. Et dans un tel contexte, on ne voit pas comment ils pourraient se débarrasser des peurs qui les paralysent et faire preuve de volontarisme et de zèle pour faire redémarrer une machine quasiment à l’arrêt.

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