Du moment qu’il ne coûte rien de rêver, on en arrive même, en Tunisie, à fantasmer en couleur, sans craindre le ridicule. Le comble c’est lorsqu’on prend ses désirs pour des réalités et qu’on en fait commerce. Tout en continuant à sombrer dans la crise.
Par Mounir Chebil *
Certains de nos compatriotes ont cru comprendre de certains communiqués au ton diplomatique des responsables du FMI que ces derniers se sont enfin inclinés devant les déclarations souverainistes de Kaïs Saïed rejetant les diktats de l’étranger, par allusion à l’institution financière internationale, et appelant les Tunisiens à compter sur eux-mêmes.
Tout un boucan a ainsi été orchestré sur les médias et les réseaux sociaux pour nous faire croire à l’imminence de l’accord de crédit de 1,9 milliard de dollars sollicité par la Tunisie. Cet accord sera signé dans quelques jours, nous disait-on. D’autant que certaines capitales occidentales, Rome en tête, prises de compassion, ont pesé de tout leur poids pour infléchir la position du FMI et l’amener à ne pas exiger les garanties de rigueur. Ceux qui ont cru à cette baliverne pensaient déjà au partage de la manne providentielle. Mais des mois sont passés et on attend toujours le père Noël. Les plus cyniques croyaient tenir l’arme fatale, celle de l’émigration clandestine vers l’Europe.
Le miroir aux alouettes
Pour ne pas faire perdre espoir à une population en désarroi, et jeter le discrédit sur le guide suprême, on a sorti encore une fois l’habituelle batterie des mirages. On a parlé des improbables nouveaux gisements de pétrole et de gaz, des énormes nappes d’eau souterraines qui allaient verdir les terres désertiques du sud, des «treize milles milliards détournés» du temps de Ben Ali, et quoi encore ?
On a parlé aussi du phosphate, dont la production a été divisée par deux voire par trois au cours des dix dernières années, et qui allait, brusquement et sans qu’on ne fasse rien, atteindre de nouveaux sommets.
Bref, il y aurait bientôt de quoi verser une rente à chaque Tunisien pour le restant de sa vie sans qu’il ait à suer au travail. Ni à accepter les «diktats» du FMI, lesquels, soit dit en passant, sont, en réalité, des engagements solennellement exprimés par l’Etat tunisien dans le texte même de la demande de prêt présentée à l’institution financière.
Quant à ceux qui crient déjà famine, on leur a servi les discours habituels sur les comploteurs, spéculateurs, corrompus et autres pêcheurs en eau trouble qui les exploitent et les affament, et que l’Etat va mettre hors d’état de nuire. Si ne c’est pas aujourd’hui, ce serait demain. En attendant, l’argent devient rare, l’inflation flambe, les prix poursuivent leur escalade et les pénuries, y compris celle du pain, deviennent notre pain quotidien.
Il faut laisser au guide suprême le temps pour déjouer les complots qui n’en finissent pas et combattre les ennemis du peuple et les traîtres à la nation, lesquels ne désarment pas et semblent même se multiplier. Pour preuve, les procès intentés aux opposants pour complot contre la sûreté de l’Etat se poursuivent et traînent en longueur, l’inquisition tenant lieu de programme de gouvernement.
La parole tient lieu d’action
Aux yeux de ses partisans, le guide suprême, omniscient et omnipotent, n’est en rien responsable du marasme dans lequel le pays est empêtré. C’est l’administration qui entrave ses initiatives. De mèche avec les affameurs du peuple, celle-ci provoque les pénuries et couvre les spéculateurs. Bouc émissaire idéal, elle a bon dos, et mieux encore, elle encaisse et se tait. En attendant des jours meilleurs.
Seulement, le guide suprême semble ignorer que l’administration est, généralement, à l’image du pouvoir exécutif. Elle n’a aucune autonomie et n’impose rien. C’est un instrument dont dispose le pouvoir politique pour mettre en œuvre ses stratégies, si tant est qu’il en ait des stratégies. Et dans le régime de confusion des pouvoirs instauré par la constitution de 2022, qui a donné tous les pouvoirs au chef de l’Etat, l’administration prend peur et cesse d’agir, en attendant des instructions qui, souvent, ne viennent pas. Ce qui explique l’immobilisme actuel dans le pays, où la parole semble tenir lieu d’action. **
* Haut fonctionnaire à la retraite.
** Le titre reprend un adage bien tunisien qui dit : «Le temps est perdu à accorder le luth».
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