Mon père risque la peine de mort, tandis que l’Europe détourne le regard

Kapitalis a toujours dénoncé, depuis sa création en 2010, les abus du parti Ennahdha et les dérapages de son chef Rached Ghannouchi, lorsqu’ils étaient au pouvoir entre 2011 et 2021. Notre journal ne peut pas se dérober aujourd’hui à sa mission d’informer l’opinion publique tunisienne sur les positions des dirigeants islamistes au moment où ils font l’objet de poursuites judiciaires pour des accusations pouvant leur valoir la perpétuité ou même la peine de mort.      

Par Soumaya Ghannouchi *

La Tunisie était l’espoir du printemps arabe. Maintenant, mon père risque d’être condamné à la peine de mort pour de simples déclarations. Le président Kaïs Saïed a transformé notre pays en dictature, tandis que l’Europe détourne le regard.

 «Historique» – c’est ainsi que le président tunisien, Kaïs Saïed, a décrit sa rencontre avec le Syrien Bachar Al-Assad à la veille du sommet de la Ligue arabe à Djeddah au début du mois. Des photos de lui se tenant aux côtés d’Al-Assad et de l’Egyptien Abdelfattah Sissi pendant le sommet ont été largement partagées dans la région, marquant le retour de la Tunisie dans le vieux club des dictatures arabes.

Malgré tous leurs conflits et rivalités internes, cachés et visibles, les dirigeants arabes sont à nouveau unis autour d’un objectif sacré : faire avorter les aspirations de changement de leur peuple. Mouammar Kadhafi, Hosni Moubarak et Zine El-Abidine Ben Ali ne sont peut-être plus sur scène, mais leur esprit perdure dans une nouvelle génération.

Mais concentrons-nous sur la Tunisie – hier considérée comme le dernier espoir démocratique du monde arabe. Depuis l’ère du printemps arabe, qui en Tunisie a vu Ben Ali destitué, le pays a résisté aux sombres destins de ses sœurs comme l’Egypte, le Yémen, la Libye ou la Syrie. La démocratisation semblait en marche. Mais plus maintenant – comme l’atteste l’expérience de mon père âgé de 81 ans, Rached Ghannouchi.

Une accusation ridicule

Mon père, chef du parti islamiste modéré Ennahdha et ancien président élu du parlement tunisien, a été arrêté en avril, alors que la famille s’apprêtait à rompre le jeûne à la fin du Ramadan. Environ 100 agents de sécurité ont fait une descente chez nous. Ma sœur dit que mon père a été emmené dans une caserne militaire, où il a passé près de 48 heures à attendre d’être autorisé à consulter ses avocats, avant d’être accusé de «complot contre la sûreté de l’État».

La raison – devrais-je dire, le prétexte – sont les propos suivants qu’il a tenus : «Il y a une paralysie, intellectuelle et idéologique, qui, en réalité, prépare le terrain pour la guerre civile. Car imaginer la Tunisie sans tel ou tel camp, la Tunisie sans Ennahdha, la Tunisie sans islam politique, sans la gauche, sans aucune de ses composantes, c’est un projet de guerre civile. C’est un crime. C’est pourquoi ceux qui ont accueilli ce coup d’État avec des célébrations ne peuvent pas être des démocrates.»

L’accusation ridicule portée contre lui est passible de la peine de mort.

Comment est-ce qu’on est arrivés à cette situation ? Dans les années qui ont suivi la révolution, la Tunisie a réussi à adopter une constitution progressiste consensuelle et à jeter les bases d’une gouvernance locale. Elle était sur le point d’achever sa transition démocratique, prête à se concentrer sur ses grands défis socio-économiques, ayant consacré une grande partie de son énergie à la reconstruction politique.

Un immense pouvoir

Ensuite, ce processus a été démantelé de l’intérieur. Kaïs Saïed, assistant universitaire, a été élu président en 2019, utilisant une rhétorique pro-révolutionnaire et ultra-conservatrice. Mais dès qu’il a mis le pied dans le palais présidentiel de Carthage, il a démonté l’échelle démocratique sur laquelle il était monté au pouvoir. En 2021, il a barricadé le parlement avec des véhicules militaires et a commencé à diriger le pays par décrets présidentiels, avant de dissoudre l’assemblée législative en 2022. Il a décidé d’abroger la constitution et de promulguer la sienne, adoptée après un référendum avec un taux de participation de 30%, lui conférant un immense pouvoir sur les corps et les âmes de ses sujets.

Après son coup d’État de facto, Saïed a dirigé sa puissance de feu sur deux cibles : les juges et les services de sécurité. Il a dissous le Conseil supérieure de la magistrature (CSM) indépendant, en nommant le sien, et a révoqué 57 juges par un seul décret présidentiel, les accusant de corruption.

Saïed a également restauré le vieil héritage de Ben Ali dans l’appareil de sécurité, annulant les réformes post-révolution visant à freiner la brutalité policière. C’est ainsi qu’il a préparé le terrain pour la répression actuelle contre les dissidents. Les cibles incluent non seulement les dirigeants politiques de toutes tendances, mais aussi les militants de la société civile, les journalistes, les avocats, voire même les personnes qui écrivent simplement des messages critiques sur Facebook.

Les opposants sont qualifiés d’«ennemis» et de «cellules cancéreuses». La liste s’allonge de jour en jour, allant des «agents de puissances étrangères» aux migrants africains vulnérables accusés de faire partie d’un complot visant à changer la démographie du pays, faisant écho à la théorie d’extrême droite du «grand remplacement».

Un cocktail d’échecs

La Tunisie est passée d’une démocratie fragile à un pays ressemblant à une dictature à part entière. C’est un cocktail d’échecs, qui a dépouillé les Tunisiens de leurs libertés durement acquises et les a plongés dans une profonde crise économique. Les gens font chaque jour de longues files d’attente dans l’espoir d’obtenir du pain, du sucre, de la farine ou de l’huile.

Tout cela se déroule sous les yeux de l’Europe, dont les grandes capitales détournent le regard, se contentant de quelques déclarations où elles font part de leur inquiétude, ouvertement raillées par le despote tunisien qui rétorque : «Moi aussi, je suis interpelé par votre inquiétude !»

 Alors que les chars bloquaient le parlement, détruisant la démocratie naissante de la Tunisie, ces pays ne qualifieraient même pas ce qui se passe dans le pays de coup d’État.

Alors que mon père, qui a consacré sa vie à réconcilier l’islam avec la démocratie, en paroles et en actes, se retrouve aujourd’hui derrière les barreaux, le message aux habitants de la région est clair et net : la démocratie n’est pas pour eux, et quiconque pense le contraire est un idéaliste naïf. Mais si le changement par des moyens pacifiques n’est pas réalisable, quel est le moyen de sortir de cet abîme arabe? **

* Ecrivain et chercheur anglo-tunisienne spécialisée dans le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.  

Traduit de l’anglais.

Source : The Guardian.

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