Moins de 24 heures après une rencontre avec une douzaine des plus éminents économistes universitaires tunisiens, Kaïs Saïed déclare que la Tunisie pourrait contourner les diktats Fonds monétaire international (FMI) en «taxant les plus riches». Est-ce un bluff pour la négociation avec le FMI ou une vraie politique mûrement réfléchie? Vidéo.
Par Moktar Lamari *
Le président tunisien Saïed a proposé jeudi 1er juin 2023 de taxer les citoyens les plus riches du pays comme moyen d’éviter ce qu’il a appelé les «diktats» du FMI.
Bien qu’il soit parvenu à un accord de principe en octobre dernier sur un plan de sauvetage d’une valeur de près de 2 milliards de dollars, les pourparlers avec le FMI sont au point mort depuis des mois sur les demandes de restructuration des organismes publics et de levée des subventions sur les produits de base.
Saïed a déclaré lors d’une réunion avec le Premier ministre Najla Bouden que le système de subventions actuel profite à tous les Tunisiens, y compris aux riches, selon un communiqué de la présidence.
La théorie de la taxation nous apprend que les taxes et les impôts servent à corriger des situations problématiques avant de servir comme moyen de financement des déficits budgétaires de l’Etat.
Le théorème 2 de l’économie politique nous apprend que le gouvernement peut altérer les dotations et le partage des revenus (taxes, transfert, etc.), et peut atteindre ses objectifs sociaux (équité, justice sociale, bien-être collectif) en libérant les règles de la concurrence du marché et en favorisant la vérité des prix.
Référence à l’islam d’antan…
Kaïs Saïed veut taxer les revenus pour altérer les prix, maintenir les subventions et les tarifications liées, notamment pour les produits de première nécessité.
Il a lancé l’idée de «prendre l’argent excédentaire des riches pour le donner aux pauvres», citant une phrase attribuée à Omar Ibn Al-Khattab, l’un des premiers califes de l’islam.
«Au lieu de lever les subventions au nom de la rationalisation, il serait possible d’introduire des impôts supplémentaires sur ceux qui en bénéficient sans en avoir besoin», a ajouté Saïed. Selon lui, un tel mécanisme signifierait que le pays n’aurait pas à se prosterner devant des «diktats étrangers».
Aucune étude d’impact préalable
Mais rien de plus! C’est le wishfull thinking, grandeur nature! Aucune étude d’impacts, aucune simulation et aucune démonstration n’est faite sur la faisabilité et impacts de l’idée et de son concept.
Il est impossible de mobiliser 18 milliards de dinars annuellement par la taxe des plus riches en Tunisie.
Fidèle à sa logique, Saïed n’a pas dit comment un tel plan pourrait fonctionner étant donné que les impôts des salariés sont prélevés à la source et que de nombreux Tunisiens du secteur privé ne déclarent pas leur plein revenu.
Presque 45% du PIB est produit dans le marché informel, sans facturation et sans déclaration de revenu liée.
Le FMI a demandé une législation visant à restructurer plus de 100 entreprises d’État, qui détiennent des monopoles sur de nombreuses parties de l’économie et qui, dans de nombreux cas, sont lourdement endettées.
Le pays traverse une crise financière marquée par des pénuries chroniques de produits alimentaires de base.
Les tensions politiques sont également vives depuis que Saïed a lancé une vaste prise de pouvoir en juillet 2021, secouant la démocratie sur le berceau du Printemps arabe plus de 12 ans auparavant.
Elu sans programme économique, il gouverne par les slogans et les charades, comme politique économique.
Que dit la théorie économique?
Le président Saïed veut taxer les revenus des plus riches, mais il ne dit rien sur le calibrage de cette taxe, en fonction des seuils de revenus, de profit… et par secteur.
Une taxe uniforme sur les revenus? Ou une taxe modulable ? Ou encore un prélèvement forfaitaire fixé par contribuable jugé riche, dans la logique du président.
La théorie économique nous apprend que l’efficacité de cette taxe dépend de trois conditions.
Un, si la taxe est basée sur les revenus déclarés par les plus riches (mettons ayant un revenu mensuel supérieur 20000 dinars, soit le salaire du président), son efficacité dépendra des mécanismes d’imposition fiscale et de recouvrement des taxes. Les contribuables qui pratiquent l’évitement fiscal, ne se sentiront pas concernés, et les taxes récoltées en revenu budgétaire vont être insuffisantes pour couvrir les déficits et pour payer la pléthorique fonction publique.
Deux; comparativement aux pays comparables, la taxe de Saïed va pousser un grand nombre d’investisseurs à fuir la Tunisie, pour investir ailleurs où la charge fiscale est moins lourde et plus stable dans le temps et dans l’espace. Beaucoup d’investisseurs présents en Tunisie vont préférer se délocaliser vers le Maroc, le Sénégal ou même la Mauritanie.
Trois, si on ne change rien aux mécanismes de la concurrence et si on maintient la même logique rentière, les entrepreneurs et les contribuables plus riches vont transférer le fardeau de la taxe sur leurs clients. On fera donc gonfler les prix, augmenter l’inflation et éroder encore plus les atouts de compétitivité des entreprises tunisiennes.
La taxe envisagée par Saïed aura donc un effet inflationniste néfaste pour l’économie, pour le pouvoir d’achat et donc pour la valeur du dinar.
Les économistes rencontrés par le président Saïed doivent s’expliquer et s’exprimer au sujet de l’efficacité de telle mesure. Et surtout éviter d’assumer les impacts d’une telle taxe, décidée de façon improvisée (après discussion sommaire avec les économistes reçus) et sans études d’impact ex ante.
* Economiste universitaire.
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