Michel Camau, professeur émérite de sciences politiques, spécialiste de la Tunisie, a dans une tribune publiée par le journal Le Monde, le 2 juin 2023, dénoncé chasse aux sorcières qui fait courir au président tunisien le risque d’un retour de bâton.
Le politiste, ancien directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) basé à Tunis, auteur de plusieurs essais sur la Tunisie, dont ‘‘Le syndrome autoritaire : Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali’’ (2003), ‘‘Habib Bourguiba, la trace et l’héritage’’ (avec Vincent Geisser, 2004) et ‘‘L’exception tunisienne : variations sur un mythe’’ (2019), brosse dans sa tribune le tableau d’une Tunisie qui n’est pas sortie du «syndrome autoritaire» et où, au contraire, elle s’enfonce à nouveau après la parenthèse d’une transition démocratique poussive et incertaine. Il affirme qu’aujourd’hui, dans notre pays, «sous prétexte de libérer le “peuple”, le président Kaïs Saïed règle ses comptes avec quiconque ne se soumet pas à son magistère», estimant qu’«aucun milieu social n’est désormais à l’abri de la répression qui se déploie dans tout le pays». Nous en reproduisons ici un extrait…
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En Tunisie, la répression bat son plein à l’encontre de celles et ceux qui récusent la monopolisation du pouvoir par Kaïs Saïed ou qui, tout simplement, font preuve d’esprit critique. Militants et dirigeants de partis politiques, avocats, journalistes sont victimes d’arrestations sous l’accusation de «complot contre la sûreté de l’Etat ou contre la personne du chef de l’Etat», de «diffusion de fausses nouvelles» ou de «blanchiment d’argent».
Cette vague répressive a pour corollaire l’autonomisation de l’appareil sécuritaire, du fait de son émancipation des contraintes procédurales et du poids des syndicats de policiers. A l’initiative du président, une machine infernale se déploie qui multiplie les coups de filet à partir d’écoutes, de surveillance de domiciles, de contrôle des réseaux sociaux et de dénonciations d’indicateurs douteux. Il reste à la magistrature, épurée et soumise aux injonctions présidentielles, de «judiciariser» les poursuites et de scénariser les supposés complots et autres crimes et délits.
Les procès à venir ne donneront pas lieu à des shows, contrairement aux sinistres procès de Moscou [de 1936 à 1938] basés sur les «aveux» des accusés. Les shows se déroulent déjà en amont des procès. Ils consistent dans les diatribes récurrentes auxquelles se livre le président sous l’œil des caméras, à l’occasion d’entretiens avec tel ou tel responsable. En ces circonstances, le président dénonce les comploteurs, traîtres et ennemis du peuple, sans les nommer mais en les désignant par «ils». Il recourt ainsi à une rhétorique de type coranique qui évoque de la sorte les mécréants et les corrompus.
La répression met en jeu deux modes de stigmatisation, de niveaux différents. Le premier consiste en une mise en scène de la lutte du «peuple» – un peuple mythique – contre ses ennemis, des traîtres et des corrompus alliés aux intérêts étrangers. Le président se présente comme le porte-parole et le défenseur de ce «peuple» menacé et spolié. A ce titre, il s’engage dans une éradication des partis politiques et une tentative de neutralisation des corps intermédiaires enclins à l’expression d’opinions critiques. Il les charge de tous les maux et carences du pays.
Kaïs Saïed n’a jamais caché son hostilité de principe aux partis politiques. Il s’en prend à ceux qui ont tenté de limiter son rôle avant son coup de force et ont ensuite dénoncé celui-ci. Le président n’a pas davantage dissimulé son mépris à l’égard du journalisme indépendant.
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