L’Italie, les États-Unis et le dilemme de Saïed

Dans des entretiens accordés au site Decode39, deux experts du Conseil de l’Atlantique expliquent l’impasse de la Tunisie avec le FMI et les criticités du pays, tant internes qu’internationales. Alors que la médiation italienne a ouvert une brèche, le président Saïed a encore peu d’options.

Par Karim Mezran et Alessia Melcangi

Les cartes sont entre les mains de Tunis. C’est ce qu’a retenu le secrétaire d’État américain Antony Blinken, qui a discuté du dossier tunisien (puis s’est adressé à la presse) lundi dernier avec le ministre italien des Affaires étrangères Antonio Tajani.

Il a dit, en substance, qu’il appartient au gouvernement de Kaïs Saïed de présenter une proposition crédible au Fonds monétaire international (FMI) afin de débloquer le prêt de près de 2 milliards de dollars dont il a besoin pour sauver son économie du défaut de paiement.

Néanmoins, le chef de la diplomatie américaine a souligné que Washington partage les préoccupations de l’Italie – le pays qui travaille le plus activement à la médiation entre les parties – et comprend qu’un effondrement économique aggraverait la sécurité de la région, avec des répercussions immédiates sur la stabilité et les flux migratoires.

Plus de la moitié des plus de 50 000 personnes qui ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année ont quitté la Tunisie…

… Et comme l’a averti le ministre de la Défense italien Guido Crosetto, ne pas empêcher l’effondrement de la Tunisie pour excès de bureaucratie équivaut à «[la] livrer à la Chine et à la Russie».

Etat de droit et réformes structurelles

Les questions d’État de droit et les réformes structurelles sont au cœur des doutes du FMI quant au déblocage des fonds. Le président tunisien a suspendu les pouvoirs du gouvernement et du parlement par décret à l’été 2021 (et a commencé à emprisonner l’opposition). Il prévoyait de relancer le développement le pays loin de la corruption endémique, mais près de deux ans plus tard, la situation n’a fait qu’empirer.

Le président Saïed rejette les réformes prévues comme des «diktats» et résiste à de nouveaux progrès, car il craint que la suppression des mesures de lutte contre la pauvreté (telles que les subventions) ne déclenche un retour de manivelle, voire un conflit interne.

Il a également menacé de se tourner vers le groupe Brics pour obtenir une aide financière si le FMI n’intervenait pas.

Pendant ce temps, la guerre russe en Ukraine a déclenché des problèmes de sécurité alimentaire et énergétique; l’économie est au point mort; le chômage augmente, tout comme l’inflation; et Tunis, pour reprendre les propres mots de M. Blinken, risque de «tomber dans le précipice économique».

«Les Etats-Unis restent sceptiques (pesant sur les positions du FMI) car ils ne voient aucun engagement du président Saïed», explique Karim Mezran – Senior Fellow au Centre Rafik Hariri de l’Atlantic Council – à Decode39. «Nous sommes face à un dilemme : il y a une position maximaliste, qui considère le respect des conditions fixées par le FMI comme la seule façon d’aider Tunis, [et] il y a une position opposée, plus laxiste, qui estime nécessaire d’aider [le président] Saïed sans conditions», explique-t-il. Et d’ajouter : «L’Italie se porte garante d’une solution intermédiaire, a-t-il aussi soutenu, basée sur la conscience pragmatique du règne du président sur le pays et la nécessité de travailler avec lui. Il s’agit de débloquer immédiatement une partie des fonds pour conjurer le risque d’effondrement, de conditionner la poursuite de l’aide à certaines actions et de procéder progressivement.»

L’expert a ensuite fait valoir que le président Saïed pourrait peut-être envisager «quelques avancées, même symboliques, comme la libération de Rached Ghannouchi», le dirigeant de 81 ans du groupe politique islamiste Ennahda et ancien président du Parlement qui a été arrêté lorsque le président a restreint la liberté de l’opposition.

Alessia Melcangi, professeur d’histoire contemporaine de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’Université La Sapienza de Rome et chercheur non résident au Conseil de l’Atlantique, a indiqué que la situation intérieure de la Tunisie a atteint un point critique. Les agences de notation ont dégradé sa dette – qui est à risque total de défaut. Aussi, même si l’aide du FMI arrive, elle pourrait encore être insuffisante.

Kaïs Saïed a peu d’options

«La spirale de la dette déclenchée par le président Saïed met en grand danger la souveraineté économique dont il parle», a-t-elle ajouté et d’ajouter : «Cela met aussi en danger son consensus qui, malgré un certain soutien – basé sur une coalition tacite et la vague de ressentiment populaire contre une classe politique perçue comme corrompue – reste mesuré sur le terrain économique.»

Il lui était facile de blâmer Ennahdha, explique encore l’expert, lui permettant d’agir comme un paratonnerre pour les nombreux problèmes du pays. «Mais la situation pourrait rapidement devenir intenable», avertit-elle.

Même ses menaces d’utiliser le financement des Brics sont quelque peu creuses, a ajouté Mme Melcangi, car la Chine elle-même lie son aide éventuelle au déblocage de l’aide du FMI – ce qui déclencherait un cycle vertueux de reprise économique, permettant à Pékin d’investir de manière rentable.

En résumé : le président Saïed «a vraiment peu d’options, Pékin ayant fait des investissements mineurs et symboliques jusqu’à présent», et les États-Unis réduisant leur budget de coopération militaire parce qu’ils sont mécontents de son attitude. Tout cela «peut altérer l’équilibre précaire sur lequel repose la coalition des puissances qui le soutient et éroder le consensus public si davantage d’insécurité se crée», conclut l’expert.

Traduit de l’anglais.

Source : Decode 39.

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