Dans cette «Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République tunisienne», publiée sur sa page facebook hier, dimanche 18 juin 2023, à l’occasion de la fête des pères, l’auteure s’adresse au «père de la nation» et plaide pour la libération de son père, l’ancien ministre de l’Environnement Riadh Mouakhar, incarcéré depuis quatre mois dans le cadre d’une vague affaire de corruption sur laquelle la justice maintient un inexplicable silence.
Par Nour Mouakhar
Monsieur le Président de la République,
En ce dimanche, jour de la fête des pères, je souhaite vous adresser ces quelques lignes.
Aujourd’hui, nous célébrons la fête des pères, un jour où nous rendons hommage à ces figures emblématiques de force, d’amour et de dévouement dans nos vies. Pourtant, cette journée est pour moi teintée de tristesse et d’amertume, car mon père, Riadh Mouakhar, est absent de ma maison et de ma vie.
Monsieur le Président, je suis convaincue que vous comprendrez combien un père peut jouer un rôle essentiel dans une famille. Ainsi, je me permets de vous solliciter, en tant que Chef de l’État tunisien, mais aussi Père de famille, pour attirer votre attention sur le dossier de mon père qui a été arrêté à notre domicile le 27 février 2023 et qui est toujours incarcéré malgré le fait que les chefs d’accusation contre lui n’aient pas été prouvés.
«Un seul être vous manque et tout est dépeuplé», a écrit le poète Lamartine.
Monsieur le Président, je ne suis pas poète, je n’aime ni ne sais écrire mon ressenti, et ne crois pas que le langage humain dispose de mots pour le dire. En revanche, je suis une citoyenne tunisienne qui a une foi profonde dans le sens de l’équité et de justice qui guide notre nation. Je me tourne vers vous aujourd’hui, non seulement en tant que fille de Riadh Mouakhar mais également en tant que citoyenne consciente de l’importance de la présomption d’innocence et de l’Etat de droit.
Juriste de formation et imprégnée comme lui du sens de l’effort et de l’engagement citoyen, j’ai suivi de près son parcours de médecin mais aussi son expérience politique – courte et intense parenthèse qu’il a ouverte lui-même, porté par l’air de la liberté qui a soufflé sur la Tunisie après 2011 avant de la refermer lui-même en 2019. En effet, mon père a mis fin à toutes ses activités politiques pour se reconsacrer pleinement à son métier de médecin. Loin des partis et de la scène médiatique, il poursuivit la carrière qu’il avait commencé à l’Hôpital Militaire comme Assistant du Chef de Service de Réanimation. Avec les mêmes dévouements et compassion, en première ligne dans la lutte contre le Covid-19, risquant sa propre santé et sa vie pour aider les autres, il fut l’un des vaillants soldats blancs contre cette pandémie destructrice.
Ce parcours riche et varié qu’il s’est choisi et dont je suis fière a été au cœur de nombreux échanges entre nous et, en particulier, lorsque mon père a été assigné à résidence le 6 août 2021 sans justification, ni convocation ou documents officiels. Durant cette période anxiogène, nous avons cherché en vain à comprendre les raisons de cette décision, moi du point de vue juridique et lui en évaluant et réévaluant sa participation au gouvernement. Ensemble, nous avons passé au peigne fin les démarches, procédures, protocoles administratifs…
Après 65 jours et 66 nuits d’incertitude, cette assignation à résidence a été levée aussi soudainement qu’elle avait commencé, sans aucune explication officielle. La joie de retrouver la liberté nous a conduits à nous raccrocher à l’idée que tout ceci n’avait été qu’une erreur, ou peut être une mesure préventive, assez fréquentes dans les débuts d’actions nouvelles et les tournants de l’Histoire.
Pourtant, le 27 février, une quinzaine de policiers ont envahi notre domicile et arraché mon père devant nos regards traumatisés et laissant une trace indélébile dans nos mémoires, particulièrement dans celle de mon petit frère qui traverse en ce moment une période insoutenable pour un adolescent de 17 ans : il doit passer l’épreuve du baccalauréat, supporter l’épreuve du manque de notre père, son guide, son soutien et son ami, et l’épreuve d’une incarcération sans preuves avérées et dont la durée semble inconnue.
J’en appelle donc à vous, Monsieur le Président, vous qui avez dédié votre vie à la noblesse de la justice, à la lettre de la loi et à notre chère Tunisie, pour protéger et garantir la présomption d’innocence de tout citoyen tunisien et, entre eux, de mon père.
Dans notre Etat de Droit, la présomption d’innocence fonde tout le système judiciaire, la constitution, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, la Charte Africaine des Droits de l’homme, et aussi la presse et les autorités publiques. Ceci est aussi devenu mon intime conviction, la présomption d’innocence est l’un des derniers piliers d’une société qui s’écoute dans le respect, qui argumente, réfléchit et comprend que l’autre doit avoir la parole et s’expliquer. Elle est le respect de la justice. Si la présomption d’innocence n’existe pas alors justice n’est plus.
En ces moments difficiles, on me répète souvent deux mots : «courage» et «patience». Des mots qui résonnent sans cesse à mes oreilles et que je tente d’introjecter et d’en faire ma philosophie. Cependant, Monsieur le Président, je dois admettre que ma patience s’épuise et que mon courage fléchit face à cette situation qui semble interminable.
Monsieur le Président, en ce jour symbolique, je vous écris avec l’espoir et la conviction que vous ressentez, en tant que père, la profonde douleur que nous ressentons. Je suis également certaine que, en tant que chef de l’exécutif, vous tenez au respect et à l’application scrupuleuse de la présomption d’innocence et de l’équité dans notre système judiciaire.
Nous ne demandons que justice et vérité pour mon père. Alors, je vous prie, Monsieur le Président, de veiller à ce que la lumière soit jetée sur cette affaire pour que notre père, l’homme bienveillant, le médecin altruiste, le citoyen engagé et j’en suis profondément convaincue, intègre, puisse être de retour parmi nous. Bien entendu, il se tiendra à la disposition de la justice pendant toute la durée de la procédure d’enquête.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma profonde reconnaissance et de mes salutations les plus respectueuses.
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