Tunisie : les dirigeants se succèdent, la facture s’alourdit, le peuple n’en finit pas de payer

Depuis le départ de feu Ben Ali en 2011, les dirigeants se succèdent et se ressemblent, en laissant derrière eux une facture de plus en plus lourde à payer par le peuple et surtout les prochaines générations. Depuis la proclamation de l’état d’exception, il y a exactement deux ans, rien n’a changé. Sinon en pire…

Par Elyes Kasri *

Le 25 juillet 2021, de nombreux Tunisiens, dont moi même, avaient espéré un nouveau départ pour la Tunisie et le déblocage des verrous de l’incompétence, de la corruption, de l’abus de pouvoir et de l’inféodation aux puissances étrangères pour permettre au pays d’assurer son décollage et de satisfaire les aspirations légitimes de son peuple à la liberté, la dignité et la confiance en l’avenir.

Deux ans après avoir mis hors d’état de nuire l’opposition politique et mis en place un système judiciaire et administratif moins réticent aux vues et projets du président Kaïs Saïed, force est de constater que le bilan objectif est très en-deçà des espérances, pour le moins que l’on puisse dire, aussi bien sur le plan de la vision d’avenir et de la mobilisation des forces vives autour d’un projet national que des réalisations sur tous les plans, allant des services publics, au pouvoir d’achat, à l’emploi, de même que l’investissement et la trésorerie publique.

Harangues, limogeages, détentions et… pénuries

Les relations internationales n’ont pas échappé à cette tendance et ce n’est pas le document intitulé pompeusement et avec une prétention que certains qualifieraient de déplacée «mémoire d’entente sur un partenariat stratégique et global» signé le 16 juillet au palais de Carthage avec l’Union Européenne qui changera cette perception. Les promesses vagues et hétéroclites de ce document qui n’a pas fait l’objet de consultations suffisantes aussi bien en Tunisie qu’entre les partenaires européens ainsi que sa conditionnalité sous entendue et qui se murmure avec une insistance croissante, ne semble pas en mesure de changer la situation pour le mieux et susciterait même un certain scepticisme et de l’appréhension.

A part des harangues, des limogeages et des détentions sans aboutissement judiciaire, le pays vit au rythme des pénuries, des faux espoirs et des illusions qui éclatent l’une après l’autre comme des bulles de savon.

La récupération des biens spoliés et la solution miracle des entreprises civiles qui ont une peine tout à fait prévisible à décoller et à soutenir un rythme de croissance se sont avérées être des vœux pieux.

Par contre, il est difficile d’ignorer le pouvoir grandissant des rentiers économiques et des quelques familles qui contrôlent le pays à travers un pouvoir de plus en plus serré sur l’Etat car elles sont devenues, à travers le système bancaire qu’elles contrôlent et qui affiche une santé insolente avec une croissance à deux chiffres, le dernier recours pour le financement du train de vie excessif de l’Etat après le tarissement quasi général, à part quelques bouffées d’oxygène épisodiques, des sources de financement international.

Le marché de dupes avec l’Union européenne  

Après avoir obtenu un précédent fort précieux pour sa crédibilité électorale et celle de ses confrères européens d’extrême-droite, en pleine ascension, notamment en Espagne et en Allemagne, le gouvernement italien commence à rappeler en chuchotant la nécessité économique de l’accord avec le FMI et politique du «rétablissement des institutions démocratiques» pour le déblocage des fonds promis dans le cadre de ce que beaucoup considèrent comme un marché de «sous-traitance du contrôle des flux migratoires contre une aide budgétaire» et qui commence à être considéré par de nombreux observateurs comme un marché de dupes avec un engagement écrit de la part de la Tunisie à faire plus en matiere de sauvetage en mer et de réadmission pour alléger le fardeau migratoire de l’Europe en échange de promesses italo-européennes vagues et hétéroclites qui semblent n’engager que ceux qui y croient.

Certains analystes réalistes des relations internationales rappellent que même au sein de l’Union Européenne, l’Italie joue un rôle de second ordre et l’absence, certains diraient le boycott, du sommet de Rome de la France et de l’Allemagne sont un mauvais présage qui incite à la prudence et à la sobriété en ce qui concerne la traduction des belles paroles en actions tangibles, sonnantes et trébuchantes.

D’autres rappellent que la prochaine présidence italienne du G7 en 2024 exercera des pressions supplémentaires sur son gouvernement d’extrême-droite, incompatible idéologiquement avec l’administration Biden, le chef d’orchestre du G7, pour le plier aux lignes directrices de la diplomatie américaine et dans le cas d’espèce les injonctions du président de la majorité démocrate et de la minorité républicaine de la commission sénatoriale américaine des relations extérieures qui avaient, dans leur lettre du 26 octobre 2022, demandé au secrétaire d’Etat américain Blinken de lier toute assistance à la Tunisie, en dehors d’une aide humanitaire, aussi bien par les Etats-Unis d’Amérique que par ses partenaires du G7 (dont font partie l’Italie et l’Union Européenne), au «rétablissement des acquis et institutions démocratiques».

La nécessaire sauvegarde de la démocratie tunisienne

Après plusieurs rappels bipartisans, la commission sénatoriale des relations extérieures a adopté, le 13 juillet 2023 un projet de loi intitulé : «Safeguarding Tunisian democracy act» (Loi sur la sauvegarde de la démocratie tunisienne) plaçant des verrous réglementaires et un contrôle direct du Congrès américain sur toute coopération américaine avec la Tunisie et implicitement sur celle des pays partenaires du G7.

Évidemment, on peut se draper de l’orgueil patriotique et anti-impérialiste en rejetant «l’ingérence arrogante et inacceptable des Etats Unis d’Amérique en pleine décadence» dans les affaires intérieures et les choix souverains d’une «Tunisie intercontinentale et annonciatrice d’une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité».

Toutefois, dans le monde imparfait d’aujourd’hui, on ne pourra avoir cette prétention qu’à ses dépens et à un prix exorbitant qui pourrait dépasser les moyens de la Tunisie surtout dans sa situation actuelle qu’il n’est pas exagéré de qualifier de critique et même d’insoutenable.

Depuis le départ de feu Ben Ali, les dirigeants passent dans un autre pays ou un autre monde, en laissant derrière eux une facture de plus en plus lourde à payer par le peuple et surtout les prochaines générations.

* Ancien diplomate.

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