Dans le contexte de l’hostilité historique de l’Occident envers la Russie où elle semble s’enraciner, la guerre actuelle en Ukraine peut apparaître dangereusement anachronique.
Par Dr Mounir Hanablia *
Au milieu du XIXe siècle, la Russie était un pays incluant 45 millions de serfs qui n’avait pas encore accompli sa révolution industrielle et dont la classe cultivée après la guerre contre Napoléon Bonaparte commençait à être agitée par les idéaux républicaines véhiculés par la révolution française, et en 1815, lors du Congrès de Vienne, le Tsar Alexandre I s’était érigé en champion des monarchies face aux revendications libérales de leurs peuples.
En réalité le servage avait été instauré au XVIIe siècle afin de priver les paysans de leur liberté de mouvement et il était devenu pour tous ceux qui rêvaient de transformer la Russie en un pays moderne semblable aux puissances occidentales, le symbole de l’archaïsme persistant. Mais pour l’abattre il fallait moderniser les structures politiques, autrement dit supprimer le pouvoir absolu du Tsar en conférant une Constitution au pays qui garantirait la séparation des pouvoirs et le respect de la volonté du peuple selon les normes de la démocratie libérale, et cela aux yeux du pouvoir tsariste plaçait évidemment tous les réformateurs dans le camp de ses ennemis.
Nicolas I représentant accompli de l’autocratie
Ainsi en fut il du poète Pouchkine qui en résidence surveillée fut libéré et introduit à la Cour pour mieux être surveillé. Victime d’une provocation, il finit par mourir au cours d’un duel, pour défendre son honneur.
L’autocratie avait ainsi différentes manières de se débarrasser de ses opposants. Et Nicolas I, qui réservait des cimetières pour enterrer ses chiens et ses chevaux, en fut l’un des représentants les plus accomplis, avec son accession mouvementée au trône en 1825 à la suite de la renonciation de son frère aîné Constantin, dont une partie de l’armée, travaillée par les libéraux, prit prétexte pour lui refuser le serment de fidélité qu’elle lui devait. Il fallut la disperser au canon, et tous les meneurs, connus sous le nom de Décembristes, furent ou exécutés, ou exilés en Sibérie.
Après cela, il y eut en 1831 le soulèvement des Polonais qui jouissant d’un statut d’autonomie prétendaient se libérer de la domination russe. Cette révolte fut noyée dans le sang suscitant une nouvelle fois l’ire de l’Europe, en particulier celle du tandem franco-anglais, qui voyaient d’un mauvais œil les tentatives russes d’instaurer un protectorat sur l’empire ottoman en profitant de ses difficultés avec le pacha d’Egypte Mohamed Ali, et d’interdire la navigation à leurs bateaux en mer Noire, après avoir obtenu l’indépendance des principautés du Danube.
Gouvernant d’une main de fer dans son pays grâce à une police secrète très active, Nicolas I n’hésitait pas à intervenir en Europe. Ainsi en 1849, après le printemps des peuples, il écrasa le soulèvement et l’indépendance des Hongrois à la demande de l’empereur d’Autriche, dont il n’obtint aucune reconnaissance. Et si ses entreprises militaires dans le Caucase contre les Tchétchènes et les Iraniens furent un succès, en revanche ses rêves danubiens et balkaniques contre l’empire ottoman finirent par l’opposer directement aux Franco-Anglais dont les armées renforcées de contingents ottomans comprenant entre autres quelques milliers de Tunisiens (dont quelques uns finirent après la guerre par s’installer dans un village anatolien), débarquèrent en 1854 en Crimée afin d’imposer à la Russie le respect de leurs intérêts.
L’Occident table sur une montée des libéraux
L’empire russe, en manque de voies de chemin de fer, se révéla incapable d’acheminer le ravitaillement nécessaire à ses soldats, et sa marine privée de bateaux à vapeur, n’ayant aucune chance de succès, ne put prendre la mer. Ainsi l’affaire se conclut par un désastre russe, mais entre-temps le tsar était mort, désespéré de voir son pays vaincu.
Le conflit entre les Occidentaux et la Russie a donc des origines anciennes ayant trait à l’accès et à la mer Noire et à la Baltique, et le contrôle des principautés danubiennes.
En outre, le système politique russe actuel ressemble étrangement à celui qui avait cours du temps de Nicolas I, autocratique, nationaliste, conservateur, interventionniste. Il suscite chez les Polonais les mêmes craintes et chez les Occidentaux les réactions et les opinions identiques relativement à la menace russe que celles qui avaient conduit à la guerre de Crimée, à la notable différence près que ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui ont repris à leur compte la politique de confrontation en Ukraine en tablant sur une chute du régime russe et une prise du pouvoir par les libéraux, et que la Russie n’est plus un pays arriéré miné par le servage mais une superpuissance nucléaire disposant des ressources nécessaires pour surmonter l’embargo qui lui est imposé pendant au moins plusieurs années.
En ce sens, la guerre menée en Ukraine apparaît dangereusement anachronique.
* Médecin de libre pratique.
Nicolas 1er, Henri Troyat, éd. Librairie Académique Perrin, Paris, 19 juin 2000, 232 pages.
Donnez votre avis