Le nombre de demandeurs d’asile dans l’Union européenne (UE) a grimpé en flèche. La situation actuelle n’est pas sans rappeler la crise de 2015-2016, au cours de laquelle 1,3 million de personnes ont immigré illégalement vers l’Europe en provenance du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique subsaharienne.
Par Isabelle King *
Poussés par l’insécurité politique et économique, les migrants et les réfugiés ont quitté depuis longtemps la Tunisie, la Libye et la Turquie, risquant le périlleux voyage – surnommé harga – à travers la Méditerranée ou les Balkans pour une nouvelle vie en Europe.
Pourtant, les réseaux de passeurs sont un aspect souvent négligé du voyage vers l’UE. Le trafic d’êtres humains constitue un moyen de parvenir à une fin pour de nombreux demandeurs d’asile désespérés et constitue un commerce extrêmement lucratif. Il est peu probable que les efforts de l’UE visant ces réseaux criminels réussissent sans tenir compte de ces deux facteurs.
Crise frontalière en Tunisie
Alors que la Libye a renforcé la sécurité de ses frontières au cours des deux dernières années, la Tunisie est devenue le principal point de départ des traversées maritimes illégales. La ville de Sfax, en particulier, est une plaque tournante pour les migrants clandestins, compte tenu de sa proximité avec les côtes italiennes et les îles extérieures. Entre janvier et mars de cette année, la Garde nationale tunisienne a intercepté 14 406 migrants dans les eaux proches de Sfax. Par ailleurs, selon le droit tunisien, ces migrants interceptés ne sont pas considérés comme des contrevenants. Beaucoup tentent le voyage à plusieurs reprises.
La Tunisie constitue un tremplin vers l’Europe pour les ressortissants subsahariens, car la plupart n’ont pas besoin de visa pour se rendre en Tunisie. La présence de Noirs africains en Tunisie n’est pas nouvelle. D’abord aux XVIIIe et XIXe siècles en tant qu’esclaves et maintenant en tant qu’ouvriers à bas salaire, étudiants et professionnels, la cohorte fait historiquement partie de la société tunisienne.
Pourtant, les tensions entre les ressortissants noirs étrangers et les citoyens arabes tunisiens se sont aggravés. Le 21 février 2023, le président Kaïs Saïed, de plus en plus autoritaire, prononce un discours attisant le racisme et la xénophobie. Dans ce discours, Saïed condamne la présence des Africains noirs en Tunisie, désignant ce groupe comme une menace «démographique» destinée à faire de la Tunisie «un pays africain qui n’appartient plus aux nations arabes et islamiques».
Depuis lors, les manifestations et les violences visant les Africains subsahariens, y compris ceux qui résident de longue date en Tunisie, se sont intensifiées. Même le gouvernement a commis des infractions contre ce groupe, comme l’abandon de demandeurs d’asile dans des zones désertiques reculées, près de l’Algérie et de la Libye. Cette situation a certainement contribué à l’afflux de migrants vers l’UE, les anciennes enclaves nord-africaines étant devenues hostiles.
Passeurs de clandestins
Les passeurs de clandestins constituent un maillon inextricable de la chaîne qui conduit les migrants vers l’UE. Ils opèrent le long de deux routes principales : l’une à travers la Méditerranée et l’autre à travers les Balkans. La plupart des migrants communiquent avec des passeurs via des plateformes de médias sociaux comme WhatsApp et Facebook.
La route maritime dure entre huit et dix heures. Les migrants partent généralement de Sfax, même si certains partent de la capitale du pays, Tunis. Leur destination est souvent Lampedusa, une île italienne située à 180 milles de Sfax.
La route des Balkans est plus longue et plus coûteuse, mais elle est généralement considérée comme plus sûre que la route méditerranéenne. Le voyage comprend deux vols : de Tunis à Istanbul puis à Belgrade. Une fois au sol, les migrants parcourent quelque 220 kilomètres jusqu’à la frontière hongroise. Cette étape du voyage est incroyablement dangereuse. Les migrants se cachent souvent dans la forêt de Radanovac avec peu d’accès à la nourriture ou à l’eau. Après avoir traversé la frontière hongroise, certains passeurs transportent les migrants vers l’Autriche, qui fait partie de l’espace Schengen sans passeport. Une fois en Hongrie ou en Autriche, deux États membres de l’UE, les migrants demandent l’asile. Le taux de reconnaissance des candidats est de 40%.
Un business lucratif
Le nombre croissant de migrants clandestins est une mauvaise nouvelle pour presque tous les acteurs concernés. Alors que l’UE lutte ou refuse d’accueillir l’afflux de demandeurs d’asile, le périlleux passage de la frontière a causé des centaines de morts et de disparitions rien qu’en 2023. Un groupe semble cependant bénéficier de cette crise : les gangs qui contrôlent les réseaux de trafic d’êtres humains en Tunisie.
Le trafic d’êtres humains est très lucratif. Le réseau à travers les Balkans rapporte près de 50 millions d’euros (environ 54 millions de dollars) par an. Les migrants empruntant cette route paient aux passeurs au moins 7 000 euros (environ 7 600 dollars américains) et même plus pour se rendre dans l’espace Schengen, tandis que la route méditerranéenne coûte entre 1 200 et 2 200 euros (environ 1 300 à 2 400 dollars américains). À titre de comparaison, le PIB par habitant de la Tunisie est d’environ 3 700 dollars américains, soit nettement plus que la moyenne des pays subsahariens, qui est de 1 600 dollars américains. Les migrants font donc un effort concerté pour supporter le coût du trafic illicite. Il n’est pas rare que les amis et la famille mettent leurs ressources en commun pour financer le voyage d’une seule personne en Europe.
Les responsables européens désignent ces «passeurs impitoyables» comme le principal obstacle à la résolution de la crise des migrants. Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte a déclaré que l’objectif du programme d’aide de l’UE récemment proposé à la Tunisie est de «tuer ce modèle commercial cynique du contrebandier de bateaux». Mais cela pourrait s’avérer difficile, étant donné que les réseaux de contrebande tunisiens sont plus décentralisés que ceux de la Libye voisine, ce qui rend plus difficile leur répression par les autorités.
Tout le monde ne blâme pas les passeurs pour la situation actuelle. Certains critiquent l’UE, affirmant que ses politiques d’immigration plus strictes ont encouragé les passeurs vers des itinéraires plus dangereux. Selon ce raisonnement, le programme d’aide de l’UE, qui est lié à un contrôle strict des frontières, entraînera, s’il est mis en œuvre, davantage de victimes et de personnes disparues.
Néanmoins, les États semblent prendre la contrebande au sérieux. En 2014, puis en 2018, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a publié des déclarations affirmant directement que le trafic illicite de migrants est «l’un des crimes les plus honteux au monde qui prive les gens de leur dignité et de leurs droits fondamentaux». Le ministère tunisien de l’Intérieur a annoncé avoir arrêté dès cette année plus de 550 «organisateurs et intermédiaires» de ces réseaux criminels, dont un passeur notoire qui a déjà été condamné à 79 ans de prison. L’Italie a récemment introduit un amendement qui rendrait le trafic d’êtres humains entraînant la mort de migrants passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 30 ans de prison.
La harga sans passeurs
Parmi les migrants empruntant la route de la Méditerranée, on observe une tendance croissante à «l’auto-trafic». Au lieu de payer un passeur, ces migrants se regroupent pour acheter leur propre bateau, leur moteur et leur diesel. Compte tenu des difficultés de la traversée maritime, ces auto-passeurs sont souvent issus des communautés côtières tunisiennes, où ils ont acquis quelques connaissances maritimes.
L’émergence de l’auto-trafic est probablement une réaction à l’objectif premier des passeurs : réaliser du profit. Ils sont connus pour surcharger les bateaux ou pour ne pas acheter suffisamment de diesel pour se rendre jusqu’en Italie. Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), a observé que «beaucoup de jeunes ici ne font pas confiance aux trafiquants d’êtres humains. De nombreux trafiquants travaillent avec la police. Ils prennent l’argent des migrants, les rassemblent et les remettent ensuite à la police.»
En plus d’éliminer le risque d’être impliqué dans des réseaux de passage de clandestins, les auto-passeurs ont la possibilité d’atterrir dans des endroits moins visibles. Tandis que de grands bateaux de migrants accostent à Lampedusa, les passeurs indépendants peuvent choisir la Sicile.
Bien que l’auto-trafic soit plus coûteux et plus compliqué sur le plan logistique que de faire appel à un passeur d’êtres humains, ces migrants ont décidé que cela en valait la peine.
Mais quelle que soit la manière dont les demandeurs d’asile choisissent de voyager vers l’Europe, la prévalence des réseaux de passeurs ne diminuera pas tant que les motivations sous-jacentes des migrants ne seront pas abordées. Une action coordonnée entre les pays impliqués à toutes les étapes de cette vague migratoire pourrait commencer à atténuer l’influence de ce commerce illicite.
Traduit de l’anglais.
* Directrice de la rédaction de la Harvard International Review (HIR).
Source : Harvard International Review.
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