Gafsa ou la cité perdue

Gafsa, ville du sud-ouest tunisien, jadis prospère, est aujourd’hui abandonnée à son sort et délaissée par ses enfants même. Une lente décadence programmée par les régimes successifs qui ne saurait durer.   

Par Noura Bensaad

Gafsa, site exceptionnel, berceau de la civilisation capsienne, et qui fut, au fil de son évolution, marquée par une histoire certes chaotique mais riche en épisodes épiques car pendant très longtemps cette cité pourvue en sources naturelles fut aussi le carrefour d’axes routiers et un emplacement militaire important.

Si l’on a la curiosité de consulter le site de la Bibliothèque nationale de Tunisie, on comprend, à la seule lecture des titres, le caractère essentiel de cette ville et de sa région : ils renvoient à des domaines aussi divers que l’archéologie, la géologie, l’hydrologie, l’agriculture, sans oublier les patrimoines urbanistiques et culturels.

Pourtant, et paradoxalement, Gafsa a conservé peu de vestiges de sa mémoire. Peut-être cela s’explique-t-il par une volonté d’autonomie par rapport au pouvoir central et ces tentatives finissaient presque toujours par des reconquêtes sous forme d’expéditions punitives et donc destructrices. On peut considérer que le dernier exemple en date remonte au tout début de l’indépendance du pays lorsque Bourguiba a fait démonter les vieux remparts de Gafsa pour la restauration de monuments historiques de Monastir, sa ville natale. Une vengeance mesquine du zaïm qui n’a jamais pardonné aux Gafsiens d’avoir choisi de suivre son rival Salah Ben Youssef dans le combat pour l’indépendance.

La richesse de Gafsa n’est pas dans son patrimoine archéologique ou architectural mais dans son emplacement (cela vaut pour le passé et restera à prouver pour l’avenir) et dans son sol ou plus exactement dans sous-sol qui l’a pourvue en sources abondantes puis, au-delà de son périmètre immédiat, en gisements de phosphates, cette deuxième richesse entraînant malheureusement au fil du temps une raréfaction de la première. Ainsi El-Bekri l’a-t-il décrite en ces termes au 11e siècle : «Dans les environs de la ville, on compte plus de 200 villages florissants, bien peuplés et arrosés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, par les eaux.»

Une lente descente aux enfers 

À partir de l’indépendance, on peut dire que Gafsa a connu une lente descente aux enfers. Abandonnée à elle-même par les pouvoirs successifs de Bourguiba et de Ben Ali qui ne voyaient aucun intérêt à développer cette ville à la fois rebelle et «hors circuit». Pour l’anecdote, mon père qui est d’origine gafsienne, nous rapportait que Ben Ali, lorsqu’il a commencé d’être détesté par l’ensemble des Tunisiens, était le sujet de critiques publiques sarcastiques de la part des Gafsiens sans que cela l’incommode le moins du monde car son désintérêt ou son mépris pour la ville et ses habitants était tel qu’il jugea sans doute ces critiques peu dangereuses pour son pouvoir. 

Puis il y eut la révolution de 2011 qui fit naître tant d’espoirs mais ce changement, pour reprendre l’expression chère à Ben Ali, n’entraina, hélas, aucune amélioration, bien au contraire. À parcourir aujourd’hui cette ville, on éprouve un sentiment de désolation : ses rues et ses routes asphaltées se comptent sur le doigt des deux mains et tout le reste, depuis toujours, n’est que pistes qui se transforment en ornières lorsqu’il pleut et en artères poussiéreuses lorsque souffle le vent.

L’agriculture se meurt à Gafsa.

Les deux piscines romaines qui faisaient autrefois la fierté des Gafsiens et qui étaient source d’amusement pour les enfants qui s’y baignaient sont désormais asséchées et si l’on y contemple quelque chose, ce n’est plus l’eau pure mais un amas de détritus. Idem pour la piscine de Sidi Ahmed Zarrouk qui est fermée au public.

La médina, quant à elle, est soit dans un état de ruine avancée soit défigurée par des ajouts qui ne respectent en rien l’architecture originale. Car les anciennes demeures désertées par leurs propriétaires sont aujourd’hui occupées par une population originaire de l’exode rural et orner les ruelles de la médina de plantes ne changera rien au désastre urbain ! Dar Loungo, cette maison patricienne siège de l’association de sauvegarde de la médina de Gafsa depuis des décennies, tient portes closes. Et pour parfaire ce tableau bien triste, on peut y ajouter l’état de saleté qui règne dans toute la ville et qui fait qu’on se demande où sont passés les services de la municipalité. Lorsque l’on se poste sur l’une des hauteurs naturelles pour une vue panoramique, ce ne sont qu’habitations à pertes de vue car si la révolution a changé quelque chose dans l’évolution de Gafsa, cela se passe au niveau de son tissu urbain avec le surgissement de nouveaux quartiers érigés sans permis de construire. Des quartiers anarchiques qui, s’ils donnent aux populations de l’exode rural l’espoir d’une vie meilleure, enlaidissent par ailleurs la ville. Pour ce qui est des rues non asphaltées, je me suis souvent posée cette question : qu’est-ce que les villes du centre du pays ont de moins que les villes côtières pour ne pas mériter une infrastructure routière digne de ce nom?

Voir ailleurs si l’herbe est plus verte

Gafsa, je la connais depuis que je suis petite et je peux dire que j’en ai suivi l’inexorable décadence jusqu’au désastre d’aujourd’hui, on ne peut qualifier autrement l’état dans lequel elle se trouve. Au fur et à mesure de sa triste évolution, c’est devenu une ville campement où s’entassent les populations des exodes successifs, ce qui n’est pas nouveau. Au début du vingtième siècle, une partie de la tribu de mon père qui vivait dans les environs est venue s’y installer pour finalement la fuir un siècle plus tard, ce qui fait qu’aujourd’hui presque tous les membres de ma famille pourtant nombreuse a quitté Gafsa pour aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

En dehors de l’agriculture ou d’un emploi au sein de la compagnie de phosphates de Gafsa, quelles sont les perspectives d’avenir offertes par cette ville ? Aucune pour le moment mais il est urgent d’en créer de nouvelles. Dans le domaine du tourisme par exemple car si Gafsa est loin de la mer et du désert, elle n’en possède pas moins un très bel environnement naturel fait de montagnes et d’oasis.

Il faudrait faire en sorte aussi que cette ville et sa région deviennent un haut lieu de culture ce qui permettrait de redynamiser son patrimoine et de redonner de l’espoir à sa population.

Oui, agir vite avant que Gafsa ne devienne une cité perdue !

* Ecrivaine.

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