Tunisie : l’administration publique entre le marteau et l’enclume  

Le président Saïed devrait clarifier ses propos sur la nécessité pour les responsables publics d’accélérer la mise en route des projets d’entreprises citoyennes dans les régions pour éviter les confusions et les mauvaises interprétations. Il devrait aussi offrir des garantis légales à ces derniers, en leur assurant qu’ils ne seront pas poursuivis par la justice dans le cas où ils donneraient un coup de pouce à un jeune investisseur dans les régions sans en tirer eux-mêmes un quelconque bénéfice ou privilège.

Par Imed Bahri

«Il n’y aura pas de tolérance envers ceux qui gaspillent l’argent public ou ceux qui retardent la réalisation des projets et empêchent les jeunes sans emploi de se mettre à leur compte», a déclaré le président de la république Kaïs Saïed lors de son entretien, vendredi 29 décembre 2023, au palais de Carthage, avec le chef du gouvernement, Ahmed Hachani, qui lui a remis le rapport annuel relatif au contrôle des dépenses publiques pour l’année 2022.

Le chef de l’Etat a, dans ce contexte, appelé à contrôler davantage les dépenses publiques et à appliquer la loi en cas de défaillance ou de mauvaise gestion de l’argent public, indique un communiqué publié par la présidence de la république.

D’autre part, Saïed a mis l’accent sur l’impératif d’exécuter les projets dans les délais impartis, ajoutant que tout retard dans leur réalisation entraîne un gaspillage de l’argent public.

La rencontre a, par ailleurs, été l’occasion de discuter des projets des «charikat ahlia» (ou entreprises citoyennes), proposés par nombre de citoyens dans plusieurs régions du pays et les obstacles auxquels ils font face pour les réaliser.

Les lourdeurs bureaucratiques

On comprend que le président s’inquiète de ce dont nous nous sommes toujours inquiétés, à savoir les lourdeurs bureaucratiques qui empêchent la mise en œuvre de projets créateurs de richesses et d’emplois, et dont se plaignent souvent les investisseurs, jeunes ou vieux.

On comprend également qu’il soit pressé de voir les investisseurs dans les régions intérieures réaliser leurs projets dans les délais raisonnables. Ce souci est honorable en soi, et nous ne pouvons qu’y souscrire…

Cependant, les propos du président Saïed pourraient prêter à confusion et être interprétés de façon à justifier des dépassements des lois relatives à l’investissement. Expliquons-nous…

Le président a dit au Premier ministre : «Il n’y aura pas de tolérance envers ceux (…) qui retardent la réalisation des projets et empêchent les jeunes sans emploi à se mettre à leur compte». Soit, mais est-ce à dire que les responsables de l’administration publique sont tenus de donner systématiquement leur aval à tout projet d’entreprise citoyenne présenté par un jeune promoteur dans telle ou telle région intérieure, sans se soucier outre mesure des lois, des règlements et des procédures qu’ils sont tenus de respecter. Et ce afin d’éviter d’être accusés de «retarder la réalisation des projets» et d’«empêcher des jeunes sans emploi de se mettre à leur compte», au risque de se voir reprocher par la suite, le jour où le vent changera de direction, d’avoir outrepassé les lois de la fonction publique ou celles relatives à l’investissement.

Cela s’est déjà vu au cours de la décennie écoulée, qui a été marquée par l’instabilité politique et les changements fréquents des majorités au pouvoir : des hauts fonctionnaires qui n’ont pas été assez prudents dans leurs prises de décisions ont eu maille à partir avec la justice suite à des plaintes déposées par des tierces parties qui estiment avoir été lésées par de telles décisions ou qui se donnent pour mission de veiller au respect des lois de la république.

Il y a, dans ce contexte, un cas d’école, celui de l’ancien ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi et de l’ancien directeur général de l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE), Mohamed Mhadhbi, appelés à comparaître bientôt devant la chambre pénale spécialisée dans les affaires de corruption financière près du tribunal de première instance de Tunis, et ce pour «exploitation d’un fonctionnaire public de sa qualité pour en tirer profit et porter préjudice à l’administration», délit prévu par les articles 96 et 98 du Code pénal.

En fait, on reproche aux deux anciens hauts responsables d’avoir procédé à des nominations d’attachés sociaux dans plusieurs ambassades tunisiennes au cours des années 2017, 2018 et 2019, sans respecter la règlementation en vigueur à cet effet. Ils sont poursuivis suite à une plainte déposée à leur encontre par l’observatoire Raqaba, qui les soupçonne, à tort ou à raison, d’avoir procédé à ces nominations contre des pots-de-vin. Ce qui nous nous semble très peu probable…

De Charybde en Scylla

On a cité cette affaire, qui en a choqué plus d’un à Tunis, connaissant les deux hommes, pour dire que les propos du président Saïed cités ci-haut ne faciliteront pas la tâche des responsables publics qui risquent, à chaque décision qu’ils prennent, de tomber de Charybde en Scylla, c’est-à-dire que quand ils arrivent à échapper à un piège, ils se retrouvent pris dans l’autre, se voyant ainsi condamnés à l’avance pour avoir appliqué rigoureusement la loi, au risque d’empêcher la création d’un projet, ou d’avoir clairement ignoré la loi, en donnant leur aval à un projet pour plaire la hiérarchie ou pour éviter ses foudres.

C’est pourquoi, nous estimons que le président Saïed serait bien inspiré de clarifier les propos qu’il a tenus hier sur la nécessité pour les responsables publics d’accélérer la mise en route des projets d’entreprises citoyennes dans les régions, en offrant des garantis légales à ces derniers, et en leur assurant qu’ils ne seront pas poursuivis par la justice dans le cas où ils donneraient un coup de pouce à un jeune investisseur dans les régions… sans en tirer eux-mêmes un quelconque bénéfice ou privilège et sans porter atteinte à l’intérêt public.

Ces clarifications sont d’autant plus nécessaires que le président n’a cessé, ces derniers temps, de mettre la pression sur l’administration publique, en l’accusant de tous les maux dont souffre le pays: corruption, spéculation, crise économique, pénuries, etc. Et ces accusations, on l’imagine, ne sont pas de nature à lever les obstacles mis devant les investisseurs. Il est même à craindre qu’elles ne les multiplient. A bon entendeur…

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