Cette lettre, dont le contenu est plus que jamais d’actualité, est extraite de l’ouvrage collectif ‘‘Lettres à Einstein’’, sous la direction de J.-M. Lévy-Leblond (à paraître en 2024 aux éditions Thierry Marchaisse). L’auteur, physicien est essayiste français, grand soutien de la cause palestinienne, a autorisé la diffusion cette lettre avant la parution du dit ouvrage. (Albert Einstein avec Chaim Weizmann, l’un des fondateurs de l’Etat d’Israël)
Par Jean-Marc Lévy-Leblond
Cher Einstein,
Permets-moi de te tutoyer, comme il est d’usage entre collègues, même si leurs notoriétés sont incomparables, dès lors qu’ils ont connu une longue fréquentation, ce qui est notre cas – au moins dans un sens, puisque tes apports à la physique théorique ont formé la base de mes propres recherches depuis plus de soixante ans, et que j’ai eu en outre de nombreuses occasions de me familiariser tant avec ton œuvre scientifique qu’avec ta biographie, ainsi qu’avec tes conceptions philosophiques et politiques.
C’est à propos d’un aspect essentiel et méconnu de ces dernières que je souhaite ici te rendre hommage. Il s’agit de ta relation à la judéité et plus particulièrement de ton attitude critique à l’égard du sionisme, qui, en cet automne 2023 où la sauvage attaque surprise du Hamas a conduit Israël à mener une riposte disproportionnée et meurtrière sur Gaza, mérite d’être mieux connue et prise en exemple.
Cette lettre étant publique, je me permettrai de rappeler tes positions à l’intention des lecteurs peu ou mal informés. Et même de te citer parfois longuement, car beaucoup de tes textes ne sont pas traduits en français.
Tu es souvent considéré comme ayant apporté ton soutien au sionisme et à son projet politique. On rappelle ainsi à l’appui de cette idée, que, après la mort en 1952 de Chaïm Weizmann, premier président d’Israël, c’est à toi qu’il fut proposé d’assumer cette charge. Tu refusas, pour diverses raisons – ton âge, ton état de santé –, mais surtout parce que, selon tes propres mots, tu aurais été «obligé de dire aux Israéliens des choses qu’ils n’aimeraient pas entendre». Il faut d’ailleurs ajouter que Ben Gourion, alors premier ministre, qui te sollicita, s’exclama en privé : «Que faire s’il dit oui ! J’ai dû lui offrir le poste car il était impossible de ne pas le faire, mais s’il accepte, nous serons dans le pétrin».
En vérité, cette réputation de sioniste fervent a été sciemment développée et entretenue par la propagande de l’État d’Israël et de ses partisans. Mais ta position était beaucoup plus réservée et fondée sur une opinion longuement réfléchie. Élevé dans une famille juive allemande assimilée et déconfessionnalisée, tu n’assumas explicitement ta judéité qu’à partir des années 1914, lorsque, nommé professeur à Berlin, tu fus confronté à l’antisémitisme virulent qui se développait en Allemagne. Après la guerre de 14-18, tu pris une part active aux protestations contre cette idéologie raciste, et exprimas ta compréhension et ton soutien à l’égard des mouvements d’émigration juive vers la Palestine (alors sous mandat britannique), en te déclarant explicitement sioniste. Mais ton sionisme était, si j’ose dire, peu orthodoxe, puisque tu exprimas d’emblée de claires et vives réserves quant à l’établissement d’un État juif indépendant, position que tu maintins tout au long de ta vie. Malgré tes hésitations, tu acceptas d’accompagner Chaïm Weizmann aux Etats-Unis, en 1921, dans sa mission de levée de fonds pour la création de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Cependant, lorsque, au cours de ta tournée mondiale des années 1920, tu visitas en 1923 la Palestine à l’invitation des responsables sionistes locaux, tu y pris pleinement conscience des tensions croissantes entre les colons juifs et la population arabe. Tu ne cesseras dès lors de mettre en garde les premiers. C’est ainsi que tu écrivais dans une lettre à Chaïm Weizmann, le 25 novembre 1929 : «Si nous nous révélons incapables de parvenir à une cohabitation et à des accords honnêtes avec les Arabes, alors nous n’aurons strictement rien appris pendant nos deux mille années de souffrances et mériterons tout ce qui nous arrivera».
Dans une lettre du 16 mai 1930 à Bernard Lecache, journaliste français, cofondateur de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), tu insistes : «Quant à la question palestinienne, mon vœu le plus cher est que, grâce à une politique préservant les légitimes intérêts des Arabes, les Juifs puissent prouver qu’ils ont réussi à apprendre quelque chose de leurs longues épreuves passées.»
Tu y reviens un peu plus tard, dans ton livre Comment je vois le monde, en 1932 : «L’établissement d’une coopération satisfaisante entre Juifs et Arabes n’est pas le problème de l’Angleterre, mais le nôtre. (…) Pour y parvenir, nous devons résoudre, noblement, publiquement et dignement, le problème de la cohabitation avec le peuple frère des Arabes. Nous avons l’occasion de prouver ce que nous avons appris pendant des siècles d’un passé durement vécu. Si nous découvrons le droit chemin, nous gagnerons et servirons d’exemple aux autres peuples.»
Plus explicitement encore, en 1938, dans ton écrit Out of my Later Years, alors que l’émigration juive en Palestine se développait et que la perspective du projet sioniste gagnait en crédibilité auprès des puissances coloniales, tu expliquais ta réticence : «Plutôt que la création d’un État juif, je préfèrerais de beaucoup voir un accord raisonnable avec les Arabes sur la base d’une coexistence pacifique. Indépendamment de considérations pratiques, ma conscience de la nature essentielle du judaïsme résiste à l’idée d’un État juif avec des frontières, une armée et un pouvoir temporel.»
Après la guerre, dont tu déclaras en 1945 qu’elle était gagnée, mais que la paix ne l’était pas, tu pus comprendre ceux des Juifs rescapés de la Shoah qui souhaitaient quitter l’Europe pour s’établir en Palestine. Mais, témoignant en janvier 1946 devant le Comité anglo-américain chargé de réfléchir au statut de la Palestine, tu réitéras ton opposition à l’idée d’un État juif. Pour toi, comme pour d’autres figures de ce qu’on a appelé le «sionisme culturel», tel le philosophe Martin Buber, il était légitime de favoriser l’établissement de centres éducatifs et culturels juifs, mais non un État-nation doté de frontières et d’une armée pour les défendre.
Tu condamnas avec vigueur le développement en Palestine de l’orientation explicitement terroriste de certains groupes armés sionistes, comme l’Irgoun et le Lehi, auteurs de très nombreux attentats à la bombe, dont celui contre l’hôtel King David à Jérusalem qui fit une centaine de victimes, et responsables d’attaques indiscriminées contre des marchés et des stations d’autobus arabes, culminant le 9 avril 1948 par le massacre de Deir Yassine où périrent près de 200 villageois civils.
Ainsi, sollicité par l’association des «Combattants américains pour la liberté d’Israël» de leur apporter ton soutien, tu leur répondis le 16 avril 1948 par une sèche fin de non-recevoir : «Si une réelle catastrophe finissait par nous échoir en Palestine, ses premiers responsables seraient les Britanniques et les seconds seraient les organisations terroristes issues de nos propres rangs. Je ne veux avoir aucune relation avec quiconque est associé à ces gens égarés et criminels.»
En décembre 1948, Menahem Begin, jusque-là chef de l’Irgoun, qui venait de fonder le parti d’extrême droite Herout, ancêtre du Likoud, se rendit aux États-Unis pour y chercher un soutien politique. Tu cosignas alors avec une dizaine d’influents intellectuels juifs, dont Hannah Arendt, une virulente lettre de protestation contre cette visite, publiée le 4 décembre 1948, dans le New York Times. L’on peut y lire : «Parmi les phénomènes politiques les plus troublants de notre époque, est l’émergence dans le nouvel état d’Israël d’un parti politique proche de par son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et sa propagande, des partis nazi et fasciste. Il est issu de l’Irgoun, une organisation terroriste, d’extrême droite et chauviniste en Palestine. Etc.»
Plus tard, dans ton dernier entretien médiatique, paru dans le New York Post le 13 mars 1955, un mois avant ta mort, tu conclus amèrement : «Nous avions de grands espoirs pour Israël. Nous pensions que ce pourrait être une nation meilleure que les autres. Mais tel n’est pas le cas.»
Ton approche singulière du sionisme et tes réserves quant à la construction d’un État juif étaient fondées sur une conception philosophique de la judéité, dépourvue de toute fondation identitaire, tant ethnique que religieuse. C’est ainsi que dans un long article paru dans Collier’s Magazine en novembre 1938, tu te poses la question «Mais qu’est-ce qu’un Juif ?». Tu y réponds en éliminant le critère de croyance, spécificité historique secondaire d’après toi. Et tu avances ta propre caractérisation :
«Le lien qui a uni les Juifs pour des milliers d’années et les unit encore aujourd’hui est, par-dessus tout, l’idéal démocratique de justice sociale, couplé à un idéal d’aide mutuelle et de tolérance entre tous les humains. Les plus anciens écrits religieux des Juifs sont fondés sur ces idéaux sociaux qui ont puissamment affecté le christianisme et l’islam et ont eu une influence favorable sur la structure sociale d’une grande partie de l’humanité. Des hommes tels que Moïse, Spinoza et Marx, aussi différents aient-ils été, ont vécu et se sont sacrifiés pour cet idéal de justice sociale et c’est la tradition de leurs ancêtres qui les a guidés sur ce chemin ardu. (…) Le second trait caractéristique de la tradition juive est la très haute estime en laquelle est tenue toute forme d’aspiration intellectuelle et d’effort spirituel. Je suis convaincu que seul ce grand respect est responsable des contributions que les Juifs ont apporté aux progrès de la connaissance au sens le plus large du terme. Je suis persuadé que cela n’est en rien dû à une richesse de dons spéciale, mais au fait que l’estime des Juifs pour l’accomplissement intellectuel crée une atmosphère particulièrement favorable au développement de tout talent préexistant. De plus et en même temps, un fort esprit critique les protège de l’obéissance aveugle à toute autorité morale.»
On pourrait certes te reprocher de céder à un certain wishful thinking et de prendre tes désirs pour la réalité. Mais au moins y a-t-il dans cette vision de la judéité, aussi idéaliste et irénique soit-elle, une dimension utopique qui ne serait pas de trop pour faire pièce au cynisme barbare qui s’est emparé aujourd’hui de tant de ces esprits dont tu espérais le meilleur, et dont l’esprit critique ne semble plus guère être le fort. Finalement, peut-être aurais-tu dû accepter la présidence de l’État d’Israël…
Permets-moi, cher Einstein, de conclure cette missive en t’exprimant mon respect, qui, en l’occurrence, va bien au-delà de l’admiration que j’éprouve pour ton génie scientifique.
Bibliographie
Fred Jerome, Einstein on Israel and Zionism (His Provocative Ideas About the Middle East), St. Martin’s Press, 2009. Toutes les citations du présent texte (traduites de l’anglais par JMLL) sont extraites de cet ouvrage de référence exhaustif et n’en constituent qu’une faible partie.
Signalons aussi deux autres ouvrages non moins remarquables du même auteur sur le même personnage : Fred Jerome, The Einstein File. The FBI’s Secret War Against the World’s Most Famous Scientist, St Martin’s Press, 2002 [trad. fr. : Einstein, un traître pour le FBI, Frison-Roche, 2005] , Einstein on Race and Racism (avec R. Taylor), Rutger’s University Press, 2005 [trad. fr. : Einstein, l’antiraciste, Duboiris, 2012]. En français, on lira avec profit l’ouvrage, plus ample sur le plan biographique, de Simon Veille, Einstein dans la tragédie du XXe siècle (antisémitisme, Shoah, sionisme), Imago, 2013.
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