La nécessité d’agences de notation pour un pays africain en quête de levée de capitaux sur les marchés internationaux est indiscutable. Cependant, le discernement dans l’approche ou les contrats avec ces agences est impératif. Un équilibre délicat doit être maintenu, où l’aspiration à des notations favorables à un moment donnée pour lever à cout réduit des capitaux, coexiste avec les craintes à terme de dommages économiques liés aux probables dégradations futures de ces notations.
Par Ould Amar Yahya *
C’est dans cette dualité que réside le défi, mais aussi l’opportunité pour le continent, de se forger un avenir économique et financier solide et durable, le rendant moins dépendant de ces agences. Cet avenir dépend de la création d’une grande agence de notation africaine, le lancement d’une monnaie unique, les développements de marchés financiers et d’une industrie de l’assurance solide.
Les dommages des mauvaises notations
L’impact négatif des mauvaises notations de la solvabilité de pays africains par les agences Standard & Poor’s, Moody’s ou Fitch, est dévastateur pour le développement économique et social du continent. Pour rappel, ces trois grandes agences internationales contrôlent 96% du marché mondial. Elles appartiennent à des fonds américains de gestion d’actifs.
Aujourd’hui, tous les investissements en Afrique sont considérés, selon ces agences, comme spéculatifs, voire totalement perdants, à l’exception de ceux au Botswana (deuxième producteur mondial de diamants).
Des alertes internationales, à grandes diffusions sur l’insolvabilité des Etats africains sont relayées par les médias dans le monde entier. C’est une situation dramatique, surtout pour ceux qui n’ont pas demandé d’être notés… mais qui avaient la malchance d’avoir eu un contrat avec l’une de ces agences.
Les «jugements» de ces agences sur la solvabilité des emprunteurs sont considérés comme des opinions, donc celles-ci sont protégées par le premier amendement de la Constitution américaine relative à la liberté d’expression. Autrement dit, elles sont juridiquement inattaquables.
Ces notations constituent un indicateur clé de prise de décision des bailleurs de fonds, des investisseurs et des partenaires économiques et financiers. Elles servent à évaluer le risque de crédit ou capacité de remboursement, associé à un émetteur de dette, qu’il s’agisse d’un Etat, d’une entreprise ou d’une institution financière. Cependant, elles vont au-delà de simples évaluations de solvabilité, et ont des répercussions significatives sur le destin des pays africains.
Une note dégradée signifie un coût élevé de l’endettement entraînant des taux d’intérêt plus élevés en raison d’un prétendu risque de défaut, un surcoût dans les opérations financières de cautionnement de confirmation de lettres de crédit bancaires ou d’assurance étrangère, une limitation des investissements, des difficultés pour mobiliser des financements d’infrastructures, un frein à l’innovation en décourageant les initiatives novatrices, une perte de confiance engendrant une fuite des capitaux, une dépréciation de la monnaie locale avec une perte du pouvoir d’achat, une croissance économique entravée,des dommages à la réputation des pays, en un mot une déstabilisation économique.
Une notation plus nuancée de ces agences, contrairement à leur vision trop simpliste et stéréotypée du continent, permettrait aux Etats africains d’économiser annuellement sur leurs emprunts environ 90 milliards USD à comparer aux 100 milliards de leurs besoins annuels d’investissement.
La piètre fiabilité des évaluations des agences de notation
Le monde se rappelle de la manière irresponsable dont ces agences avaient noté les obligations liées aux subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avec 80% des titres adossés à ces crédits qui étaient notés, soi-disant, AAA (meilleure cotation) par ces mêmes grandes agences, d’où les interrogations justifiées quant à leur capacité d’évaluer les risques réels.
Le FMI (en septembre 2010) a évalué uniquement le coût de cette crise, en termes de dépréciations d’actifs aux USA, Europe et Japon, à 8 700 milliards USD. Les coûts directs et indirects dans le monde (récessions et autres) sont gigantesques. La réponse à cette défaillance «technique» des agences s’est simplement réduite à une réglementation sur leurs relations avec leurs actionnaires et filiales.
Cette légèreté de jugement et de comportement moutonnier aggravant à la caricature sans nuance les pires scenarii ont conduit ces mêmes agences à dissuader tout investissement en Afrique, à titre d’exemple d’absurdité, le 28 janvier 2023, Moody’s a attribué une notation «Caa2» (ultra spéculatif) à la Tunisie et le 24 octobre 2023 «B3» (très spéculatif) à l’Angola, se focalisant sur des défis du passé sans tenir compte des grandes réformes structurelles en cours, des initiatives positives et des énormes opportunités de croissance qui émergent dans ces pays.
Cette notation de Moody’s sur la Tunisie a d’ailleurs été contredite au Forum de Davos, ce mois-ci par la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, considérant que «la Tunisie fait partie des pays qui ont réussi à obtenir des résultats positifs sur les plans économique et financier».
Des modèles d’évaluation inadaptés au contexte africain
Il est reconnu que de nombreuses imperfections caractérisent les modèles de ces agences et lorsqu’appliqués à l’Afrique, ils révèlent des lacunes significatives.
La première imperfection majeure réside dans la tendance à adopter des modèles standardisés, calqués sur des paradigmes économiques occidentaux de pays vieillissant avec de nombreuses sources statistiques. Ces modèles, souvent déconnectés des réalités complexes des économies africaines, ne tiennent pas compte de leurs multiples forces et potentialités.
La deuxième imperfection est la dépendance excessive aux données historiques. Les modèles se basent souvent sur des tendances passées pour prédire l’avenir, ce qui ne tient pas compte des changements rapides et des opportunités émergentes sur le continent africain. Les dynamiques économiques en Afrique évoluent rapidement, et les modèles qui ne s’adaptent pas à ces changements risquent de fournir des évaluations dépassées et inexactes.
La troisième imperfection ou faille critique réside dans la nature même de ces modèles, basés sur des paramètres établis dans des contextes bien éloignés des réalités africaines. A titre d’exemple – et je m’excuse de l’usage d’une terminologie «barbare» dans cet unique paragraphe – d’un point de vue technique : la modification du «niveau de significativité statistique» (multiplié par 2) pour les facteurs qui impactent la solvabilité des pays africains (appelés par les agences : «marchés immatures»), le choix des «facteurs de soutien et de stress» qui ont un impact fort sur la solvabilité, souvent l’omission des interférences entre ces facteurs lors du choix du modèle – une vraie sanction des pays africains, appelée par les agences : «approche conservative» – ainsi que la correction injustifiée des données pour les soi-disant «marchés immatures», les écarts non corrigés entre la «matrice de défaut empirique» et celle théorique (passage d’un niveau de notation à un autre), la sélection, proche de l’arbitraire des coefficients de la «fonction de défaut» après le «calibrage» du modèle sur un échantillon de «pays similaires» (souvent en défaut), sont et de façon non exhaustive autant de biais de ces modèles qui jettent un discrédit sur leurs résultats pour les soi-disant «marchés immatures».
L’Afrique, riche de ses diversités économiques, culturelles et politiques, ne peut être réduite à des équations simplistes. Les modèles mathématiques, en privilégiant la linéarité, négligent les interactions subtiles entre différents facteurs et les spécificités propres à chaque nation africaine.
La quatrième imperfection majeure réside dans la dépendance excessive à des indicateurs financiers classiques. En se focalisant sur des indicateurs isolés, ces modèles passent à côté de la richesse des interconnexions et des influences croisées qui caractérisent les systèmes économiques réels. Ainsi ces modèles économétriques ont souvent tendance à privilégier des indicateurs tels que le PIB (Produit intérieur brut), l’inflation, la dette, les réserves de change, le taux de croissance économique, le chômage, les exportations et les importations… Ces modèles surévaluent le poids su respect des engagements financiers passés et l’environnement politique. Ils sous-évaluent le poids des facteurs sociaux (niveau d’éducation, stabilité sociale, inégalités économiques et cohésion sociale), ainsi que les évènements externes.
Leurs scénarii des «situations économiques» sont entachés de préjugés, négligeant de nombreux facteurs de solvabilité favorables.
La cinquième imperfection majeure de ces modèles réside dans leur propension à généraliser l’Afrique comme une entité unique. Cette approche monolithique ignore les disparités considérables entre les pays africains, chacun possédant ses propres réalités, défis et opportunités. En considérant le continent comme un ensemble homogène, les modèles échouent à intégrer la richesse et la diversité des marchés africains.
Enfin, la sixième imperfection incontestable réside dans la difficulté à intégrer des facteurs qualitatifs, tels que la confiance et la perception du risque. Ces modèles, souvent axés sur des données quantifiables, peinent à rendre compte des aspects immatériels qui jouent un rôle déterminant dans la dynamique économique. Ignorer ces éléments conduit à une sous-estimation des forces motrices du changement.
La perception du risque en Afrique
Sur le continent la perception du risque diffère totalement de celle des grandes agences de notation.
Le risque en Afrique n’est pas une menace contre laquelle il faut se protéger, mais un catalyseur d’opportunités, de gains et un partenaire incontournable dans notre quête de progrès économique.
Chaque investissement, chaque projet, est une négociation avec l’incertitude et la rentabilité, une étreinte avec le risque. Et pourtant, c’est dans cette étreinte que se façonne le potentiel de croissance, là où l’audace et la prudence se rencontrent.
Dans le contexte africain, où les défis coexistent avec les opportunités, encourager une culture de prise de risques et d’audace est une condition préalable pour libérer le vaste potentiel économique du continent. Les Etats, les entrepreneurs sont les architectes du changement, et en embrassant le risque, ils deviennent les bâtisseurs d’un nouveau paysage économique de prospérité.
L’Afrique, terre de promesses et de défis, connaît une diversité de risques qui exigent une vision holistique intégrée.
Création d’une monnaie unique
Le choix stratégique d’une monnaie unique africaine, le développement de marchés financiers et d’une industrie de l’assurance jouent un rôle crucial dans le soutien de cet esprit entrepreneurial.
La création d’une monnaie unique africaine catalysera un développement économique sans précédent et insufflera une dynamique nouvelle au destin commun de tous les Africains.
L’établissement de cette monnaie résoudra bon nombre des défis économiques auxquels le continent est actuellement confronté. Il favorisera une stabilité monétaire accrue, facilitant ainsi les échanges commerciaux intra-africains. Les coûts liés aux fluctuations des taux de change seront réduits, encourageant un environnement commercial plus prévisible et propice à l’investissement.
Cette monnaie commune créera des marchés financiers intégrés, renforçant la capacité des Etats et des entreprises à lever des fonds à des taux d’intérêts acceptables – déterminés par la future banque centrale d’Afrique – et à investir dans des projets structurants. Les flux de capitaux intra-africains seront facilités, ouvrant la voie à une redistribution plus équitable des ressources financières sur l’ensemble du continent.
Cette monnaie unique constitue également un facteur puissant pour l’intégration économique. En libérant les économies des contraintes liées aux taux de change fluctuants, elle facilitera le commerce intra-africain, encourageant une croissance économique plus durable et équilibrée.
Enfin, mais non des moindres, une monnaie unique africaine affirmera la place du continent sur la scène internationale. Elle renforcera la capacité du continent à négocier des accords commerciaux avantageux et à jouer un rôle plus influent dans les institutions financières internationales.
Attendre la convergence des économies africaines pour la création de la monnaie unique reviendrait à admettre que l’économie est une science exacte et qu’il n’existe aucun mécanisme de rattrapage d’un pays plus riche par un pays à faible revenu. Ce qui est totalement erroné. Dans la zone euro d’aujourd’hui, plus aucun pays ne respecte les quatre critères de convergence établis par le traité européen de Maastricht. Cela n’a pas empêché l’euro de garder sa parité avec le dollar américain et n’a pas engendré un écart significatif des revenus dans cette zone.
L’heure est venue de transcender les frontières monétaires qui ont longtemps entravé le potentiel collectif africain.
Développement de marchés financiers africains
Les marchés financiers sont les artères vitales de toute économie prospère. Ils permettent l’allocation efficiente des ressources, la mobilisation du capital et la création d’opportunités d’investissement. L’Afrique est aujourd’hui sous-représentée sur la scène financière mondiale, avec des marchés fragmentés et des institutions souvent enclines à la prudence excessive.
L’intégration financière et la création de marchés plus robustes, renforcera la capacité des économies à attirer des investissements et à financer des projets d’infrastructures indispensables. Cela favorisera également la diversification économique, réduisant ainsi la vulnérabilité aux fluctuations des prix des matières premières.
Le développement des marchés financiers africains requiert une approche globale, allant de la consolidation des institutions financières à l’intégration des technologies de pointe. Le socle de cette approche est la mise en place d’un cadre réglementaire clair et d’une bonne gouvernance, favorisant ainsi la confiance des investisseurs nationaux et internationaux.
Développement de l’industrie de l’assurance
Les développements de l’industrie de l’assurance et des marchés financiers ont été les oubliés, à tort, des décideurs africains et de leurs partenaires de développement.
Pourtant ils doivent constituer une priorité qui s’explique par le stade de développement atteint par les économies africaines et par les possibilités réelles de mobilisation d’une épargne, privée ou publique continentale.
Les marchés financiers sont le lieu où la prudence de l’assureur rencontre l’audace de l’entrepreneur, favorisant ainsi des investissements éclairés et des projets novateurs.
Sans l’industrie de l’assurance, la plupart des entreprises ne pourraient envisager d’opérer efficacement dans de nombreuses activités, beaucoup de projets de développement ne pourraient aboutir.
Le développement du secteur de l’assurance est un facteur de croissance économique, de maîtrise des risques et de résilience face aux multiples aléas.
Un environnement réglementaire propice et un cadre juridique clair, transparents et adaptés sont essentiels pour susciter la confiance des investisseurs et des consommateurs.
Il est primordial de promouvoir la diversification des produits d’assurance pour répondre aux besoins variés des populations et des entreprises africaines, notamment contre les risques liés à la santé, aux mauvaises récoltes, aux cyber-attaques, aux catastrophes naturelles…
La technologie, en particulier les plateformes numériques, peut transformer radicalement le paysage de l’assurance en Afrique, en permettant l’accessibilité, en améliorant l’efficacité des opérations et en réduisant les coûts administratifs. L’intégration de l’intelligence artificielle et de la blockchain renforcent la transparence et la sécurité des transactions dans le secteur de l’assurance.
Avec l’avènement de l’Intelligence Artificielle (IA), les assureurs doivent utiliser l’analyse des données pour anticiper les tendances, identifier les risques émergents et adapter leurs produits en conséquence. A titre d’exemple, des capteurs connectés peuvent être intégrés aux produits d’assurance pour offrir des alertes préventives, que ce soit dans le domaine de la sécurité automobile ou de la prévention des sinistres.
L’industrie de l’assurance devra dépasser son rôle traditionnel de simple réparateur de sinistre. Elle doit être l’architecte d’une vision proactive, préventive, façonnant un avenir où les risques sont anticipés, atténués et où la stabilité financière devient une réalité partagée.
Le développement du secteur de l’assurance en Afrique est un impératif stratégique pour bâtir une économie résiliente et prospère. Il faut supprimer les barrières des frontières géographiques au secteur de l’assurance, pour réaliser des opportunités d’expansion, des partenariats pour tirer profit des synergies régionales et des alliances stratégiques pour créer un réseau robuste d’acteurs assurantiels partageant une vision commune.
Par ailleurs, il est essentiel de comprendre que l’assurance et les marchés financiers sont des partenaires naturels dans la gestion du risque. L’assurance, en tant que filet de sécurité financière, permet à l’économie de prospérer en dépit des incertitudes qui jalonnent son chemin. Les marchés financiers, quant à eux, offrent à l’industrie de l’assurance un terrain fertile pour réaliser des investissements dans des instruments financiers appropriés, créant ainsi une symbiose inextricable entre ces deux secteurs.
Enfin, la création d’une monnaie unique, le développement des marchés financiers et l’épanouissement du secteur de l’assurance sont les piliers fondamentaux de l’émergence d’une Afrique prospère, résiliente et dynamique. L’Afrique peut se forger un avenir annihilant les préjugés des agences de notation où elle ne sera pas seulement un spectateur comme aujourd’hui, mais un acteur majeur sur la scène internationale.
* Economiste, banquier et financier.
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